31 août 2012

Zone 4 (#1)

Le type pilotait un tracteur de pelouse sur le bas-côté de la départementale. Il portait un casque antibruit jaune et écoutait Diana Ross. Le type roulait à quatre kilomètres par heure. Le monde était à lui. Diana Ross chantait I Love You For who you are And that’s all that really matters. Le type souriait. Diana Ross chantait Together we have come so far. Les champs étaient l’océan (avec des reflets argentés). Et plus rien n’avait d’importance.
[il y avait Proust et] j’ai compris que le cerveau fonctionne comme le tube digestif 
d’un ruminant. D’abord, le cerveau avale (un peu bêtement). Puis le cerveau régurgite. 
La seconde mastication libère l’énergie.
Des vaches nageaient dans l’océan argenté. Elles écoutaient Diana Ross. 
Le monde était à elles.
Proust m’a dit, et toi, mon gars, il est où ton tracteur de pelouse ?
Je lui ai répondu que je lorgnais plutôt sur une Mustang en ce moment mais qu’il avait raison : ce type et sa tondeuse, ils sont venus jusqu’ici.


1. REGARDE-MOI

1.1

Achille cadra le Voisin assis au volant de la Mustang Fastback vert sombre remisée au garage et la Femme Blonde occupée à redresser les roses trémières qu’une averse venait de coucher.
Les trémières étaient d’un rouge très sombre, très profond, très proche du rouge-à-lèvre de la Femme Blonde. Achille vit le spectre d’une vapeur blanche monter de cette terre noire et sablonneuse qui témoignait qu’une forêt s’élevait là, il y a longtemps. Une odeur de goudron mouillé flottait dans l’air. La Femme Blonde suspendit son geste.
Elle regarda le mur du garage.
La Femme Blonde essuya une goutte de sueur qui se formait à la racine des cheveux.
L’auto-radio diffusait l’album Pornography des Cure. Le son cold wave jurait dans l’air printanier, il jurait outrageusement avec le coupé sport de Frank Bullitt.
Le Voisin se pencha et disparut du cadre.
En mai 1982, Pornography était en huitième place du Top 10 britannique. La cinquième brigade d’infanterie de la British Army quittait Southampton à bord du Queen-Elizabeth 2. Les Boys partaient appuyer les Royal Marines de la troisième brigade de commandos. Un missile Exocet made in France, lancé par les forces armées argentines, avait envoyé par le fond le destroyer Sheffield. Les forces armées argentines avaient perdu en mer trois cent soixante-huit marins du croiseur Belgrano, coulé par le sous-marin nucléaire d’attaque HMS Conqueror, ainsi que deux patrouilleurs, descendus par deux hélicoptères Lynx des HMS Conventry et HMS Glasgow.
Le mois de mai 1982 nageait dans la pornographie diplomatico-militaire. Le magazine Rolling-Stone déclara que les paroles de l’album des Cure avaient quelque chose à voir avec le « malaise terminal d’un existentialisme adolescent ».
Un an plus tard, il y eut la catastrophe.
Le Voisin se redressa, augmenta le volume, coupa A Short Term Effect et remit l’album au début. La batterie de Lawrence Tolhurst fusa, monotone et cristalline, comme des coups de fouet dans un nanar érotico-tribal, et les paroles « It doesn’t matter if we all die » retentirent à plein tube. Le poste d’observation d’Achille était situé au troisième étage d’un petit immeuble qui en comptait quatre.
Le Voisin sortit du coupé sport, saisit un pot de peinture et un rouleau sur l’établi méticuleusement rangé. Il commença à donner des coups de blanc mat sur le mur extérieur du garage.
Sur le mur, Achille avait écrit : REGARDE-MOI.

Achille ne voyait pas la surface du mur inondé de soleil. Il zooma.
Le Voisin s’aperçut que sa tenue n’était pas adaptée et pesta contre Dieu. Son jean et son tee-shirt bleu marine étaient constellés de mouchetures blanches.
Il jeta le rouleau dans l’herbe très verte et marcha vers la Femme Blonde qui prodiguait, à ses roses trémières, des gestes attentionnés et tendres.
La Femme Blonde ressemblait à Jacqueline Bisset et, bien qu’elle fût distante de plus de cinquante mètres, Achille percevait dans ses gestes une insondable douceur. Elle avait quarante ans. Pour un garçon de dix-sept ans comme Achille, cet âge signifiait le seuil de la vieillesse et la maturité sexuelle la plus attirante ; à savoir, tout ce que pouvait promettre le corps d’une femme lorsqu’il est paré des sous-vêtements compliqués et étourdissants, ceux que montraient les pages des vieux catalogues de la Redoute de Mère (pages plus troublantes encore qu’un streaming sur youporn, catégorie Mother I’d Like to Fuck) ; elle portait un simple jean et un tee-shirt blanc près du corps, les cheveux attachés, et, ce qui portait le trouble d’Achille à un degré presqu’insoutenable, ses pieds étaient nus.
Achille convoqua mentalement l’image de Brise, dont le corps était celui d’une déesse juvénile. Il força son imagination à la vêtir de sous-vêtements compliqués et étourdissants. Sur ce corps plastique, les étoffes capiteuses n’avaient plus aucun sens. Elles étaient incongrues. Sans intérêt. Le simple coton d’une culotte blanche, le synthétique d’un string noir, pouvaient seuls sublimer les courbes parfaites de la jeune maîtresse d’Achille et de Patrick.
Le téléphone du Voisin sonna. Il tâcha de saisir le smartphone dans la poche arrière droite de son jean. L’opération s’avéra plus compliquée que prévue. Le Voisin se mit à tourner sur lui-même tel un chien stupide courant après sa queue.
L’homme avait lui aussi la petite quarantaine et ressemblait à Steve McQueen bien que rien dans sa manière d’être n’atteignait l’élégance stoïque du lieutenant de la police de San Francisco. Il saisit le smartphone entre le majeur et le pouce et frôla l’écran tactile avec l’auriculaire de sa main libre.
Le Voisin resta figé devant l’écran. La Femme Blonde releva la lourde hampe d’une trémière affalée et la tint devant elle, comme hypnotisée, laissant le calice de la fleur la plus haute surplomber sa chevelure de blé. Elle ne prêtait aucune attention au reste du monde.
Puis le temps changea encore.
Le ciel devint gris, presque livide et un vent froid vint du nord. Ce fut l’hiver.
Achille filmait avec un petit camescope numérique de marque Canon. Mère exigeait qu’il tournât deux heures de vidéo par jour. Elle s’était lassée des films de cinéma (même si Bullitt avait été son préféré ; elle vouait un culte au couple McQueen-Bisset). Elle vouait un mépris absolu à la télévision depuis qu’on ne recevait plus que les chaînes du groupe PepsiCo, bien qu’elle et son fils ne dussent leur survie qu’à la seule pension qu’ils recevaient de la firme.
Ces deux heures de vidéo étaient une bouffée d’oxygène pour Mère, car elle ne sortait jamais de sa chambre. Achille n’avait aucune consigne claire. Il savait que Mère était heureuse lorsqu’il filmait la nature, les fleurs, les buissons, les arbres et les couchers de soleil sur la mer rouge sang.
Le ciel qui se refermait sur la petite ville de S ne lui offrirait aucune joie, pensa-t-il. Achille pressa le bouton off.
Ce que Mère voulait était très simple : revoir le monde tel qu’il avait été avant la catastrophe. Un monde qu’Achille ne pouvait pas connaître.

Avant la catastrophe, la petite ville de S vivait sur ses souvenirs d’ancienne station balnéaire très courue à la fin du XIXe siècle et au début du suivant. Un célèbre peintre avait représenté sa plage une quinzaine de fois, ses falaises et son cap, son ponton et ses cabanes de bois dont la peinture blanche réverbérait la lumière si particulière à cet endroit (c’est du moins ce dont s’étaient persuadés les habitants). Pendant les sombres années de la Première Guerre mondiale, S — dont les plans de bord de mer avaient été conçus, disait-on, d’après la promenade des Anglais à Nice —, devint la capitale administrative d’un royaume en exil. Sur le plan juridique et durant quatre ans, S fut un territoire étranger.
La statue en bronze d’un roi en uniforme signale le fait historique bien que ce roi n’eût jamais suivi son gouvernement jusqu’à S. Le roi resta à la frontière pour commander son armée au plus près des massacres.
S était partagée entre une plage de galets, au nord, qui, à marée basse, découvrait des rocailles constellées de petits coquillages coupants (il fallait se baigner à marée haute, même si les quelques mètres de galets étaient un supplice pour les pieds), et, au sud, les falaises de cent mètres de haut qui formaient un cap que les habitants nommaient, autant par amusement que par sentiment d’appartenir à une espèce oubliée, le bout du monde.
Les falaises formaient l’amorce australe du plateau, les monstres venaient ici pour jeter leurs morts à la mer.
Cette partie du littoral, les falaises et son cap, avait été nommée « zone d’exclusion n°4 ». C’était l’aire de relégation des monstres. Leur nombre ne décroissait pas, plusieurs années après la catatrophe.
La plus grande partie de S s’étendait à l’intérieur des terres, suivant le tracé d’un vallon sec qui fut le lieu historique de la reconstruction du village au XIVe siècle après qu’un raz-de-marée eut englouti le village de pêcheurs qui se tenait primitivement dans l’actuelle zone d’exclusion n°4. Le village reconstruit fut rebaptisé Saint-Denis. Le gentilé des habitants demeura lié au saint céphalophore (en admettant qu’il s’agisse du Denis de Paris qui eut le cou tranché et qui marcha, la tête sous le bras, plusieurs kilomètres à travers Montmartre), à savoir les Dionysiens et Dionysiennes, même lorsque la ville reprit son nom primitif de S.
La reprise du nom originel avait quelque chose d’ironique, de salaud, aujourd’hui que le site de sa première fondation était abandonné aux monstres. Le nom proclamait que les habitants de S deviendraient tous, un jour ou l’autre, des monstres.
Cette connaissance superficielle de son territoire, Achille la tenait des soldats de son père et d’images glanées sur Internet. Son père avait souhaité que ses soldats lui enseignent la géographie, l’art militaire, la conduite rapide et la musique, toutes choses utiles dont ils étaient experts. Quant à Internet, c’était la seule source de connaissances de S, les bibliothèques ayant été détruites, les livres brûlés, dispersés, pillés, jetés aux ordures ou simplement méprisés.