30 sept. 2012

Terra incognita : Dupré

Monsieur,*

Je baise la Cicatrice circulaire blanche au sommet de l’orbite gauche, une balle de 6.35 Browning tirée accidentellement un jour de liesse. La balle demeure dans votre crâne, d’où cette raideur faciale. Votre visage est encore jeune, même si je devine quelques rides et cheveux blancs. Votre jambe gauche est plus courte que l’autre, c’est là sans doute la cause que vous êtes un Excellent cavalier. Vous avez, ce jour, deux cent vingt et un ans.
En votre for intérieur, un puma blessé agonise à vos pieds. Le vieil orpailleur, le major Weddell Nantucket, Héros** des guerres indiennes, vous tient en joue, la balle conique-cylindrique de calibre 18 mm qui jaillit du canon du fusil Minié tournoie dans les airs et vous pouvez lire écrit en deux points Didot un texte qui s’enroule autour de la balle qui tournoie dans le sens de la lecture. Vos yeux lisent mais vous ne parvenez pas à retenir ce que vous lisez, il est question du châtiment qui est le vôtre mais vous oubliez chaque lettre à mesure que s’en saisissent les milliards de milliards de tentacules des dendrites de vos cinq cents milliards de neurones.
Je vous vois, Dupré, encore jeune lieutenant chevau-léger (demi-solde), embarquer au Havre (armement Marziou) pour San Francisco via le Cap Horn en 1851, vous étiez un « Lingot » du nom de cette loterie frauduleuse que fit Napoléon III pour envoyer les chômeurs trouver de l’or en Californie.
Je vous entends parler dans votre crâne : Il fait la queue à la caisse du Mutant, il tient un bocal de câpres et une baguette, c’est l’usage de céder sa place à quelqu’un qui n’a presque pas de courses à payer, les gens sont urbains, quel mot, il a disparu dans cette acception de l’encyclopédie Larousse en couleurs de 1979, il est présent dans le petit Larousse 2008 et renvoie à urbanité « politesse raffinée », il est présent dans le petit Robert 1993 et renvoie à urbanité « politesse où entre beaucoup d’affabilité naturelle et d’usage du monde », il est présent dans le Jouette (sans définition), il est présent dans le Robert historique de la langue française qui l’oppose à « rustique », les chalands du Mutants sont urbains, c’est l’usage de céder sa place quand on a plein de courses, mais ce con refuse de prendre la place, il croit être poli, les gens sont pleins d’urbanité, mais pas lui, pour qui il se prend, les gens sont urbains, ils ne laissent rien paraître, céder sa place quand on a plein de courses, ce n’est pas obligatoire, ce n’est pas une loi, ce n’est pas une règle tacite, c’est l’usage, l’urbanité, alors je me mets au bout de la file et j’attends, le type de devant l’autre avec ses câpres et sa baguette me dit : vous n’avez que ça ?, j’ai du Jambon, quatre tranches de jambon avec couenne, je dis oui, alors il me dit de passer devant lui, je lui dis merci et le type avec les câpres et la baguette me regarde. Le mot a disparu de l’encyclopédie Larousse peut-être parce que c’est une encyclopédie mais en tout cas c’est étrange, ça correspond à quelques années près à l’époque où la France est devenue majoritairement urbaine, je veux dire quand plus de la moitié des Français se sont mis à habiter en ville. Les gens du Mutant sont peut-être des prolos qui achètent des patates cuites et épluchées sous blister et des spaghetti bolognaise en boîte dix fois le prix au kilo qu’ils paieraient s’ils épluchaient eux-mêmes les patates et s’ils faisaient cuire une putain de poignée de spaghetti dans de l’eau bouillante salée avec à côté une poêle avec un peu de steak haché, des oignons, de la sauce tomate, un coup de blanc et peut-être une pointe d’ail, mais ils sont urbains, pas comme les bourgeois qui vont à Mutant pour acheter du sucre et de l’huile de colza et du café et des boîtes de sardines et du papier cul et de l’eau de Javel et du jambon par dix tranches et des pains au Lait et qui pour rien au monde ne céderaient leur place au clodo qui pue avec sa bière La Sentinelle à 8,6 degrés.
Malgré l’âge (je vais sur mes quatre-vingt-trois ans), capitaine Dupré, je suis pour toujours, votre très jeune et tendre fiancée pour la vie, madame B.

* Exercice d’écriture d’après Bernard-Marie Koltès, emprunté au livre de François Bon, Tous les mots sont adultes (Fayard).

** Il est évident que madame B ignore tout du bon usage des capitales d’imprimerie.

27 sept. 2012

Terra incognita : combats

Madame,

Les notices, modes d’emploi, posologies, étiquettes, et autres textes informatifs — car nous sommes dans l’ère de l’information, bon sang —, toutes ces sources de savoirs élémentaires, mises ensemble, composent une carte infrangible et secrète des très sacrées bosses de la connaissance.
Une personne incapable de sentir cela, même une seule fois, devant une notule informative, n’est pas une personne saine d’esprit (à cet endroit, madame, je pense très sérieusement
à votre boucher, monsieur Pascal Blaise, qui vous vendit des amourettes de mouton prétendant qu’elles étaient de veau —
si j’avais été là, je le tuais).
Pour combattre, madame, il faut monter au sommet d’une colline. La règle est simple. Pour monter au sommet d’une colline il faut avoir la foi ; et une foi solide. Le sommet des collines est généralement peuplé de la Vierge de la Guadalupe (la Parfaite Vierge Marie et Sainte Mère de Dieu, notre Reine), c’est pourquoi il faut être très attentif au chant des oiseaux.
Ma mère, ma pauvre mère disait : « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? ». Je ne l’ai jamais su. Combattre, j’espère qu’il n’y a pas d’équivoque, madame, n’est pas un choix, surtout, en fait, lorsque c’est contre un archange et que sa propre mère a de l’écume aux lèvres et se tord de douleur et qu’elle est plus dure qu’un caillou. Alors finalement, la lecture des étiquettes est la seule solution.
Mais si par une atroce combinaison de hasards, madame, vous vous trouviez au beau milieu d’une plaine, voilà ce qu’il vous faudrait faire. Il est évident que, dès lors, vous l’aurez entendu, la Vierge de la Guadalupe ne saurait être là. Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Il y a tant d’autres combats à mener. À titre indicatif (ou informatif), je vous dresse une liste des combats dont vous pourriez bien vous régaler si, par cette atroce combinaison de hasards, vous vous trouviez au milieu de la Pampa humide : vous y verriez Homère combattre Hésiode (d’un vigoureux swing, Homère écrase le larynx d’Hésiode de sorte que, privé de sa voix, le vieil homme antique pleure devant les portes d’Holywood (Irlande du Nord)) ; vous y verriez Adam Smith combattre Jean-Baptiste Colbert (inutile de vous en dire plus, vous connaissez l’issue du combat : avec sa main invisible Smith enfonce des épingles dans les noix de Colbert) ; vous y verriez Roald Amundsen combattre Robert Falcon Scott (les peaux de bêtes amples du premier rendant fou de douleur les beaux habits de laine cintrés du second) ; vous y verriez les Beatles combattre Elvis Presley (le King sort un flingue et tire dans les nuages car il voit la figure de Staline) ; vous y verriez tant de choses, madame, vous y verriez, bien affectueusement,
votre très humble et dévoué capitaine Dupré.

25 sept. 2012

Terra incognita : toilettes

Madame,

Les lieux d’aisances possèdent beaucoup de mots pour les désigner, mais aucuns qui soient aussi francs du collier que chiottes (du verbe chier) ou gogues (de goguenot, pot à cidre). Par euphémisme, vous lui préfèrerez les toilettes, mot qui procède de la métonymie, puisque venant de toile, il a, par cercles concentriques centrifuges, successivement désigné les instruments de beauté que les dames disposent sur ladite toile, la table elle-même, le cabinet, puis, les choses étant ce qu’elles sont — vous accorderez qu’on n’y peut rien —, la pièce collective où vous allez vous refaire une beauté et qui se trouve être aussi l’endroit où vous chiez et pissez, du moins, au restaurant, au cinéma, dans les grands magasins et chez les particuliers qui n’ont pas de pièce dédicacée au seul saint goguenot. D’où le faux pas que vous ne pardonneriez pas, si un étourdi quelconque confondait vos toilettes avec vos toilettes, prenant aisances sur vos robes et vos chemisiers en lieu et place des vécés, autre nom euphémistique, délicieusement francisé depuis l’américain ferroviaire water closet, cabinet d’eau.
Ceci étant dit, permettez de vous dire en quoi les toilettes sont une terra incognita.
Rien à voir avec le sceau du secret qui, pudiquement, doit recouvrir tout ce que vous y entreprenez. C’est une terra incognita parce qu’ici, surtout, intensément, quotidiennement, méthodiquement, je pense à vous,
bien affectueusement, votre très humble et dévoué capitaine Dupré.

22 sept. 2012

Terra incognita : vous êtes ici

Madame,

Les deux antonymes d’ici — ailleurs et là — sont moins flous, convenez-en. Ailleurs et là sont stables, leurs contours sont fermes, ils sont comme des forteresses inexpugnables ; ce sont seulement les plis de la mémoire qui en brouillent la représentation, parce qu’ailleurs et là ne se déplient pas dans l’espace, vous le savez bien sûr, mais dans le temps, qui est l’ailleurs et le là télescopique de l’imaginaire, il suffit, pour savoir que je dis vrai, qu’ailleurs et là vous soient mis sous les yeux pour que vous vissiez instantanément un autre ici, aussi flou et insensible que l’ici d’ici.
Le préposé qui écrit « vous êtes ici » sur les plans de ville ou de bâtiments publiques (en vérité ce sont des stickers) ne sait pas (et il ne le saura jamais, ce doit être terrible à vivre) à qui s’adresse ce vous (a-t-il seulement conscience que je, tu, vous et nous ne sont pas de vrais pronoms ?). Il se peut (vous n’êtes à l’abri de rien) qu’il n’ait jamais mis les pieds ici ; il est même probable qu’il aura situé ici à partir d’une carte d’état major de tous les ici.
Fermez les yeux, sollicitez votre mémoire, mieux, profitez d’une réminiscence, vous verrez se déplier les arbres, les oiseaux, l’azur et les verroteries de l’ailleurs, aussi nettement— que dis-je — plus nettement encore, avec davantage de précision et de détails dans le dessin, que si vous étiez ici.
Mais vous êtes ici.
Regardez autour de vous. Faites un tour complet sur vous-même. Où s’arrête ici ? À ce carrefour, à cet ascenseur ? L’auteur de la phrase « vous êtes ici » a eu la présence d’esprit de tracer un cercle (souvent de couleur rouge) qui délimite le territoire auquel vous pouvez d’autorité donner le nom ici. Prenez un compas (convenez que la limite soit le bord extérieur du cercle). Mesurez et reportez à l’échelle. Ici mesure, mettez, cinq mètres soixante-dix-huit de diamètre. Regardez : vous êtes géolocalisé, le cercle rouge devient une épingle. Le cercle rouge devient rectangulaire et embrasse les bords de l’écran. Qu’y a-t-il de neuf dans ces cinquante nouveaux mètres carrés soixante ? Bien sûr, vous pouvez zoomer (ou dézoomer) et alors ici fera dix mètres ou cinquante mètres carrés de surface au sol.
La vérité, c’est que vous serez toujours ici. La vérité, c’est que vous ne verrez rien d’intéressant ici. La vérité — c’est un drame — c’est que vous n’êtes jamais ailleurs, parce que — oh oui, je m’en désole — vous n’êtes jamais là. Seul le préposé qui écrit vous êtes ici est vraiment ailleurs. Là demeure pour toujours la cause de mon affliction,
bien affectueusement, votre très humble et dévoué
capitaine Dupré.

21 sept. 2012

Twiliade (11-12)

11. Le plan marche. 

Les Grecs sont aux nefs. 
Ulysse et Nestor leur font 


honte. 


L’Atride cueille le fruit honteux, il les 
exhorte au combat.

12. Ils lancent 
l’or
g
e, égorg
ent et cuisent. 

Nestor dit : trêve de bavardages, allons tuer les 
Troyens. Les Grecs 

brûlent du désir de tuer.

In God We Trust (6)

« Qu’est-ce que c’est cette histoire de trois millions dollars ? » Que j’ai dit, histoire de remettre les pendules à l’heure.
Raoul fut un peu surpris de me voir dans l’encadrure des gogues au lieu du paternel. Moi, j’étais à La Ciotat. La chaise pliante en tissu à fleurs et mes phalanges de dix ans coincées dedans. Raoul recula. Raoul trébucha. « Tu m’avais parlé de trois mille dollars, vermine. » Trois millions de dollars, macaque ! Avait lâché Raoul en se mangeant le coin de la banquette en skaï rouge. 
« Toi et ton père, vous aviez pas dans l’idée de m’entuber, par hasard ? ». Et si mieux qu’un extra, ce plan signifiait la fin des emmerdes et, enfin, une place au soleil ? Mon travail d’auteur serait d’un coup reconnu à sa juste valeur. Moi qui survivait à peine en suant quelques piges en intérim, je pourrais intégrer l’équipe éditoriale du Groupe Novaprom : Frank Proust, opérateur biographe pour contrats Platine.
Je sortis danser la gigue dans l’arrière cour. Ivre de joie, nageant déjà dans les dollars.
Un haut mur tessonné ceignait l’arrière cour. Des éclats de verre rouges verts et bleus. Mais ça ne gâchait pas la fête. Ça faisait comme des lampions éteints dans un bal populaire. Le décor parfait. L’histoire d’un chômeur qui braque trois millions de dollars à une association de malfaiteurs… Boulanger Père & Fils me mataient, une lueur dubitative dans l’œil. Si ce qu’avait dit mon pote Raoul était vrai, merde, pas question de bosser pour des miettes. 
« Je veux la même part que vous ! »

19 sept. 2012

Twiliade (9-10)

9. Zeus envoie le Songe mauvais. 

L’Atride 
s’éveille 

et se souvient : tue les Troyens. 

Il prend l’épée à clous d’argent, 

                          les Grecs accourent.

10. L’Atride a son plan : 

Grecs, Troie ne tombera pas. 

Tels les blés sous le vent, ils frémissent et sous les vaisseaux ôtent les étais.

In God We Trust (5)

« Merdre ! Ce con a un steak avarié au fond de l’estomac… ». Elvis éclaboussait le miroir. Elvis vitriolait la porcelaine sanitaire. Et il suait. Hoquets, yeux brouillés à la vinasse et des « putain… putaiiiiin…», j’en avais le cœur brisé. Sans parler de ses pantalons de jogging qui heurtaient mon sens de l’esthétique : on voyait un bon tiers de la raie de ses fesses. Écœurant. Et les gerbes fusaient. Et les gerbes empestaient. Les gerbes couvraient les strates d’urines séchées. Des palimpsestes de pisses accumulés depuis que sa bonne femme avait foutu le camp avec un gus de chez France Loisir. Une soudaine soif de culture, qui vous prendrait aux fesses. Le Grace Land avait doucement suivi la pente jusqu’à ce que le juke-box ne tourne plus qu’avec la même pièce de cinq francs (une rareté numismatique qu’Elvis vénérait comme le sou fétiche). Elvis retirait la pièce. Elvis remettait la pièce dans la fente, inlassable. À ce tarif, Jacob Delafon et les bactéries avaient un commerce agréable ; elles se faisaient arroser. Elles se faisaient canadairiser. Surtout après dix heures du matin quand Elvis avait vidé sa demi-bouteille de jaune. Mais (en l’occurrence) c’était le lavabo qui dégustait. Elvis lançait du vomi sous pression. Elvis s’arrachait les cordes vocales.
Et il s’écroula comme une chaise de camping qui se replie sur un doigt innocent ; une fois m’avait servi de leçon au camping de La Ciotat. Depuis, je fais attention où je mets les mains.
Depuis le licenciement, mon destin sentait le faisan. Un jour j’avais été mis au pied du mur : fallait opérer chirurgicalement. Fallait faire sauter le machin qui fait qu’on a le moral comme un biscuit trop trempé. En fait, j’enfilais les déveines comme une rombière des perlouzes à son collier. Si j’avais eu une régulière, sûr qu’elle aurait mis les bouts. Mais Dieu merci je les avais tellement par terre que les gonzesses me voyaient à travers comme dans un miroir sans tain. 
Des gars plus tordus se seraient mis la tête dans le four. À la place je m’étais laissé embobiner par un de ces « puceaux », comme disait Elvis, de chez Novaprom. Le gars avait sorti une fiole à compte-gouttes de sa valise en titane. Hop, une larme de nanopuce et ma vie allait changer. J’étais pris en charge par MUSE. Plus besoin de faire la queue pendant des heures devant ces putains de caisses. Les plus insignifiants détails de ma vie, la gestion de mon compte en banque, mon dossier médical, mon identité, ma consommation, mes loisirs, mon mode de vie, tout était d’un coup devenu une affaire entièrement gérée par le Groupe Novaprom. En échange de ces menus services, disait le puceau en costard kevlard, je m’engageais à convertir mes revenus en devises MUSE, utilisables dans l’ensemble des magazins et administrations sous licence Novaprom. Soit 99% des enseignes du territoire. Quand mon allocation Pôle Emploi a été suspendue, le Groupe a pris la relève. Leur système d’assurance chômage, lui, ne parle pas d’« offre raisonnable »…
Mais là, quand même, c’était plutôt une « offre raisonnable », ce boulot à trois millions de dollars. Non ?

18 sept. 2012

Twiliade (7-8)

7. Ils lancent 

l’
  o
 r
g
 e

égorgent 
et cuisent. 

Ils mangent les 
abats. Le père enlace 


Chryséis et prie à haute 
voix





Achille rumine sa colère.

8. Zeus, venge 
Achille, dit Thétis. 

Et Zeus incline la tête. 

Jalouse, 
Héra injurie
Héphaestos dit : las ! Héra se tait et 

rumine sa colère.

In God We Trust (4)

C’est Blue Suede Shoes qui m’a ramené à une toute relative conscience. S’en est suivi une sorte de bouffée euphorique. Le sentiment de me lever encore ivre de la veille. Que commençait une de ces journées inutiles : si lentes et si proches du bonheur.
« Ça y est P’pa, la machine est lancée…
— C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il me faut dire !
— Père, tu m’étonneras toujours avec ta culture mi-smig-mi-rupin. »
Elvis c’était le papa de Raoul Boulanger — Monsieur Boulanger Père, limonadier —, Raoul et moi, on avait bossé au journal ensemble. On avait fait partie de la même charrette de « gagnants-gagnants », mais lui avait su rebondir grâce à la spectaculaire remontée des cours qui avait suivi l’annonce du plan social.
Raoul avait empoché un paquet d’euros sans bouger le petit doigt. Bling-Bling. Avec, il s’était cassé pour les States. Re-Bling-Bling. Et moi, j’étais devenu client d’Elvis pendant que Raoul était là-bas. On s’était perdus de vue… Elvis et Raoul n’avaient aucun air de famille. Raoul avait du style : svelte, veste en cuir, coupe 70, pantalons cigarette et bottes croco. Elvis, quant à lui, tenait davantage du prof de sport alcoolo : joggings et gras du bide. Mystères de la génération.
J’assistais dans l’ombre à la sobre réunion de famille. J’avais les jambes en coton. J’avais la main contre la porte des vécés. La porte des vécés s’ouvrit sans histoire.
« Tu me flattes, fils, mais Homère je le sais grâce à ta salope de mère. »
« Le doigt est dans l’engrenage… Sers-moi un blanc sec, j’ai la gorge en carton. » 
Blue Suede Shoes était terminée depuis longtemps. Le père s’assit. Le père posa les coudes sur le dossier de la chaise. Le père plongea la tête dans les mêmes paumes qui m’avaient amicalement baffé… 
« Les Anciens ont tout inventé, Raoul. Maintenant, c’est fait, fils, tu es dans l’antre du monstre.
— Il est où, Frank ? C’est pas le moment de nous planter.
— Bah, il a eu un malaise.
— Je te préviens, je monte pas tout seul au traquenard. Il a intérêt à se pointer, sinon j’annule tout.
— Il roupille dans la cour, ton pote. Eddy fait pas les choses à la légère. Mickey tient à ce que Franky soit ton binôme. Ses compétences de « rédacteur », c’est bien pour faire mousser le show de la chaise électrique. Et pour le reste…
— Reste qu’il se débalonne pas.
— Y a trois millions de dollars dans la grosse tire-lire, ça devrait aider. Oh, putain, je crois que je vais tout rendre, c’est le putain de trac. »

17 sept. 2012

Twiliade (5-6)

5. L’Atride, enragé, 
envoie saisir la belle 






Briséis








Les hérauts arrivent, 
cois de honte, devant Achille. Son cœur 

est en délire. 

Elle part.

6. Achille


face aux flots blancs, 
invoque sa mère : 

dit à 

Zeus ce qu’il te doit. Qu’il donne 
la victoire aux Troyens. 


L’Atride doit payer.

In God We Trust (3)

« Elvis… Je me sens pas bien… » C’est là que les choses ont pris une coloration bilieuse. Hypoglycémie ou un genre comme ça. C’était le foirage en série depuis que le journal m’avait passé à la moulinette de son énième plan social : c’est la crise, Franky, rien de personnel, t’es un bon pigiste… Le DRH m’avait serré la main. Le DRH était optimiste, tu vas rebondir qu’il disait… « Et puis, tu sais, l’action va remonter, ton licenciement, c’est du gagnant-gagnant. » J’ai pas d’actions, que j’avais répondu en retirant ma main de la sienne. « Ah. Je vois. » 
Depuis quelques semaines j’évitais les bars ; rien à voir avec la dèche, on ramasse toujours une bonne poire ou deux pour la soif… Je les évitais, c’est tout. C’était rapport aux demis les uns sur les autres, qui finissent fissa par te faire pleurnicher. Parce qu’il y a toujours un type pour venir te chanter des trucs pas possibles dans le colimaçon de l’oreille… Et ça se termine avec les ennuis qui commencent. 
Mais chez Elvis, c’était différent. J’étais comme chez moi. J’avais plus un radis. Pôle Emploi m’avait radié au prétexte que j’avais refusé ma troisième offre raisonnable : un remplacement de cinq jours de prof à deux heures de route de chez moi. Qui me serait payé deux mois plus tard (et ils appelleraient ça une « avance », ces connards). Tout juste de quoi rembourser les agios du découvert creusé par le plein d’essence. 
Donc, je n’étais pas d’humeur à bavasser avec Elvis. L’express était à peine tiède. Et pas une blonde (américaine) pour faire passer le goût du chômage. Offres d’emploi de mes deux… profiteurs de guerre, raclures… douze balles dans la peau, que je murmurais tandis qu’Elvis sanglotait devant son juke-box. 
J’étais là, avec mes pièces jaunes, et merde putain de viande à chômage, je grimperai pas dans la bétaillère, moi, que je disais, « et moi, connard, je me tue quinze heures par jour, pas comme tes faignasses de fonctionnaires… » Qu’il rétorqua Elvis. 
Et je comptais les 10 et 20 centimes. J’ai dit : « Quinze heures ! Je croyais que t’en étais à trente-cinq par jour, salaud de commerçant ! » Puis Elvis avait allumé le juke-box. Du genre : t’entends ça, Franky, la voix de Presley quand il chante Santa Claus is Back in Town ? 
Putain, si j’avais été une gonzesse, je me le serais fait, ce type. « T’es rien qu’une tantouze », que j’avais répondu, histoire de détendre une atmosphère qui menaçait de tourner à l’hagiographie presleyenne. 
Et puis d’un coup, j’ai vu plein de taches blanchâtres partout. J’ai posé le cul sur un guéridon. Et le nez qui se met à pisser le jus de viande sans prévenir. C’est pile là que j’ai tourné grossier sans trop savoir pourquoi… Une sorte de robinet s’était ouvert au fond de l’estomac. Comme un sirop à la bile : les insultes vomissaient de ma bouche. Je saignais comme un hémophile. 
Et puis je me suis senti con. Par terre. La neige qui tombait partout. Il s’est penché sur mon corps à moitié ailleurs — et dans un grand silence cotonneux m’a collé une paire de baffes. Pas mangé depuis la veille, les tartes ne réussissaient pas à me remettre d’aplomb. Il m’a traîné jusque dans l’arrière-cour. Avec les casiers à bouteilles vides, — parce qu’il ne voulait pas que je salisse son pas-de-porte. À dix heures du matin, un gars écroulé sur le carreau, le nez à la sauce barbecue : ça aurait attiré les commentaires malveillants.  
Grace Land, c’était le nom du bistrot d’Elvis. Elvis Boulanger.

15 sept. 2012

Twiliade (3-4)

3. La peste, sac à vin, 

dit Achille, pour laver la peste, 
je ravale 

ma colère, rends la fille, prends 


ma 


Briséis, 






mon épée reste au fourreau.

4. Prends Briséis, dit Achille, mais 

ton sang

 jaillira 
si 
tu 
prends 
outre. Nestor dit : las

Ulysse emporte Chryséis 

sur la route liquide.

In God We Trust (2)

Il fallut quatre heures à Goran pour réassembler les pièces : « C’est pas du Ikéa, pas vrai ? ». Le résultat était terrifiant. Le hangar était vide, la lumière de fin de journée frappait l’œil-de-bœuf de la façade en briques rouges. La lumière faisait danser la poussière dorée des ivraies de blé (le hangar E était à proximité d’un immense silo en béton). La lumière arrosait la chaise électrique comme une poursuite de music-hall. Goran dit : « Fais ton boulot, Petit. »
Ouais. Goran se marrait. Un très mauvais moment à passer. Milan et Goran, deux anciens légionnaires, étaient entrés au service d’Eddy depuis moins d’une année. Enfin, « entrés », c’est une façon de dire : Mickey Kozarski les avait imposés à Eddy après leur avoir ordonné d’éliminer le bras droit d’Eddy, Massimo Korvowicz. C’était un jour que Mickey avait arrangé une rencontre entre un Russkof et Eddy. Ledit Russkof s’appelait Vladimir. Vlad était ok pour acheter les stocks de viande folle des boucheries Mauser. Vlad achetait cash. Vlad sauvait Mauser de la faillite. C’est comme ça qu’Eddy Mauser était devenu le débiteur de Mickey. Le cadavre de Korvowicz était là pour sceller l’affaire. La gorge ouverte : la signature de Vlad l’enchanteur.
Eddy Mauser était donc, à juste titre, terrifié par Goran et Milan. Eddy, le vétéran du Milieu. Eddy jouait gros en préparant son coup. Au moindre soupçon, les Yougos l’égorgeraient. Ils étaient là pour ça. Mais Eddy était prêt à tout pour se délivrer du Mal.
Eddy savait que Mickey s’était gavé comme un porc toutes ces dernières années. L’idée d’Eddy : saigner le Big K.
Eddy en avait gros sur la patate des humiliations que lui infligeait Mickey. La mort de Korvo et tout le reste… Le temps de la levée des dividendes était arrivé. Avec son pote Elvis, la père à Raoul, Eddy avait concocté un plan.
Mais pour cela, il fallait nous faire entrer dans la place. Raoul et moi.
Façon agneaux dans la crèmerie du loup. Alors Eddy avait dit à Mickey : le fils à Elvis, vous savez le photographe… « Il me le faut, avait-il dit, j’ai beaucoup aimé son travail sur les subprimes. » Alors Eddy avait avancé ses pions : lui et son pote écrivain sont dans la dèche… « Ah oui, Eddy, dis tout à Mickey. »
Mickey  avait sorti un mouchoir rose et se caressait les joues. Eddy dit : je leur propose un peu de fric pour faire le teasing de votre soirée « électrique », vite fait, bien fait, Raoul fait les photos, l’autre pond des textes raccords. Les deux zigues ne seront pas informés qu’ils bossent pour vous. Faut y aller en douceur, surtout que Raoul a été pas mal échaudé par l’expérience américaine. Mais quand il sera mêlé à nos affaires, Milan et Goran sauront leur signifier que « tout boulot commencé doit être terminé ». Ils vont vous manger dans la main comme des petits oiseaux. « Magique ! », avait couiné Big K.
Quant à moi, à ce moment là, j’attendais mon heure.

13 sept. 2012

Twiliade (1-2)

Tentative de réécriture de l’Iliade en 140 tweets.

1. Tweet 

          la colère d’Achille, 

la colère qui tua                             tant 
                             de Grecs, 
jetant 
les corps aux oiseaux, 
aux chiens. 

Ouvre quand 
Achille 
défie 
l’Atride.

2. En silence, un père longe la mer. Sa Chryséis aux 
mains 

de l’Atride. 

Il invoque la colère d’

Apollon, 

les bûchers s’allument 




sans relâche.

In God We Trust (1)

« There is no trap as deadly as the trap you set for yourself. »
The Long Goodbye, chap. 12, Raymond Chandler.

Le Yougo avait bien dit : « Mickey Kozarski ». Raoul paraissait terrifié. Le Yougo pilotait la 125 en le matant dans le rétro. La bécane prit à gauche après un bassin. La bécane passa l’autopont et s’engagea sur les docks nord. Le Belomorsk terminait son amarrage. Les lamaneurs ployaient sous le poids des aussières à huit brins, et, dans un ultime « han ! » de force, attrapaient le dernier bollard. La 125 roula dans un nid de poule. La tête de Raoul cogna le dos de Goran. Le cuir du Yougo cocottait l’essence de rose.
Raoul regarda le profil casqué du Yougo : « … Mickey Kozarski, j’en… ». Sa voix ripa dans les pétarades de la bécane.
Le Yougo fit un beau sourire. Il se repassait le film. La veille, ça s’était passé comme ça :
Milan et lui se tenaient droits dans leurs costards Made in China. Eddy et Raoul étaient assis de part et d’autre du bureau. Eddy Mauser avait baratiné : « tu vas voir Raoul, c’est un boulot rentable parfaitement dans tes cordes ». Raoul avait retenu ses tremblements tout le temps du rencard. À chaque fois qu’Eddy souriait, Raoul se passait la main sur les yeux (Raoul était doué pour la comédie, mais il y avait pourtant du vrai dans sa composition : Raoul avait les foies). Les Yougos se marraient dans leur tête.
« Un très bon client à moi, dont je me flatte d’être l’ami, attend un colis des USA. C’est pas du genre illégal, mais il voudrait éviter la paperasse, tu comprends ? Alors, l’idée, c’est d’oublier la douane et toutes ces conneries. Le machin sera à bord du Belomorsk, une sorte cargo russe. On ne sortira le colis du port qu’après-demain, le vendredi on risque aucun contrôle. Je t’expliquerai. Pour faire court : mon ami a fait l’acquisition d’un article assez spécial… C’est du genre machins artistiques. Toi, tu prends des photos du bazar, mon ami y tient, il “adore ton travail” (Eddy avait fait le signe des guillemets avec les doigts). »
Pour les Yougos, tout avait l’air normal : Raoul avait la tête de l’emploi. La tête de ces petits merdeux que Mickey aimait faire mousser. Puis Mauser s’était rapproché, les deux mains à plat sur une pile de fax jonchant son bureau — si près que Raoul aurait pu compter les carats qui lui servaient de dentition. Raoul était au bord du colapsus. Ses tripes ruaient à lui rompre les amygdales pour de bon. « Je te garantis que toi et ton pote vous allez vous faire un tas de pognon comme vous en avez jamais vu, les miquettes, et tout ça, net d’impôts… », qu’il disait Eddy Mauser. C’était simple : Goran allait dealer le colis auprès d’un matelot et le mettre en sûreté dans un hangar des docks nord. « Raoul, tu seras sympa de lui donner un coup de main. » Le boulot de Raoul, c’était de shooter dans le hangar. Pendant que Goran assemblait les morceaux de l’« article assez spécial ». Le temps que l’autre Yougo, Milan, se pointe le lendemain avec un pick-up bâché (c’était la perspective de rester seul avec ces types qui le faisait flipper). « Le client veut une série de clichés du machin dans l’ambiance du port. » Facile.
Goran stoppa la bécane sous la joue vermillon du Belomorsk. Un cargo polyvalent russe chargé de grumes exotiques. Goran mit la 125 sur béquille et monta à bord. Goran lâcha un mot de russe à l’homme de quart et disparut dans la carcasse du navire. Raoul fit ce qu’on attendait de lui. Raoul posa son sac à terre et sortit le Nikon.
Raoul cadra Goran lorsqu’il refit apparition avec un carton volumineux. Goran gueula : range ça enculé ! Raoul mit le Nikon en bandoulière et sauta sur la passerelle. Les photos, c’est après, qu’il disait le Yougo.
Quand les cartons furent à l’abri du hangar E, Goran dit : c’est maintenant que tu fais les photos. Goran aligna une dizaine de madriers au sol. Des morceaux de bois épais et noirs percés de trous pour être chevillées les uns aux autres. Un paquet de sangles de gros cuir brun et patiné. Un amas de fils électriques, d’électrodes et une sorte de bol en cuivre, un gros commutateur à poignée. « Shoote, l’artiste, shoote ! » Disait Goran. « Putain, qu’est-ce que c’est cette saloperie ? », articula Raoul. « Authentique chaise électrique, État de Georgie, USA. » Goran était content comme un gosse à Noël.

12 sept. 2012

Zone 4 (#10)

Un steak vaut mieux qu’un texte, me dit le gars au tracteur de pelouse. En semaine, il est tueur. La première fois qu’on tue une vache, me dit-il, ça ne fait rien. Enfin, je veux dire, la première fois qu’on tue trois cents vaches, ça ne fait rien. Les bêtes arrivent sur pied. Elles sont dans une sorte de paix intérieure. Les vétérinaires et les éthologues ont étudié la chose. Un mauvais abattage, une découpe bâclée, ça peut altérer la qualité de la viande. L’assommage des bovins (je suis tueur depuis peu, je vous l’ai dit ?) se fait au rythme de trois cents têtes toutes les trente minutes. Les vaches se rangent dans les box (le bouvier m’a dit : on les a habituées à changer souvent d’étable). Ce sont de superbes pièges de contention maquillés en box à traire. Les trois cents portillons se referment sans un bruit (juste un petit son mat). Un filet de musique, on entend quelques meuglements et puis, dans un éclair électrique, les trois cents carcasses prennent la ligne, direction épluchage, éviscération et fente. Trois cents, six cents, trente-trois mille six cents, une belle hécatombe en ré mineur. Elles s’envolent comme une patrouille héliportée vers nos glorieux découpeurs. C’est ça mon job.


2.3

Garance ingéra un paquet de chips Lay’s saveur spicy 135 g, deux chocolats liégeois et la 1664 en regardant Very Bad Trip 2 sur la chaîne Humour & Comédies. Il pleura lorsque le singe est blessé. Il lava la petite cuillère à l’eau froide et déposa la canette en verre vide avec les trois autres, près de la porte d’entrée. Il éteignit les lumières et remarqua que le lune était gibbeuse.
Elle formait un disque jaunâtre au-dessus des toits en terrasse. La lumière scintillait sur le couronnement en aluminium des cheminées. Garance vit que son ombre s’étirait sur le mur de la cuisine situé face à la fenêtre. L’appartement était éclairé comme en plein jour lorsque le ciel est gris foncé, avant l’orage. Il sortit le Glock 17 de l’étui posé sur la console de l’entrée.
Il s’assit dans le canapé, face à la table basse et ôta le chargeur du pistolet. Il avait choisi un vieux modèle par nostalgie des années quatre-vingt. C’était l’une des premières armes de poing fabriquées en plastique polymère et le petit levier encastré dans la queue de détente empêchait tout tir accidentel. C’était une arme sure et loyale.
Ses collègues étaient équipés de modèles plus récents. Il soupesa les 625 grammes d’acier et de polymère et se dit que c’était moins lourd qu’une boîte de Whiskas (terrine à la volaille et au foie).
Il entreprit de le nettoyer, puis renonça.
L’arme n’avait pas servi depuis le stand de tir, trois mois auparavant. Il relogea le chargeur et engagea une balle dans le canon en tirant la culasse vers l’arrière.
« Que fais-tu, Marc ?, c’était la chatte Cindy.
— Je regarde le paysage.
La chatte était obèse et rousse. Elle avait été hôtesse de caisse. Marc avait observé Cindy depuis la PC sécurité du centre commercial les jours qui avaient précédé sa mutation. Garance aimait être seul dans la salle de vidéo-surveillance. Il aimait observer les gens. Cindy était sa préférée. Il aimait sa façon de regarder dans le vide. Elle rêvait. Garance zoomait sur ses yeux, il lui semblait voir bouger des ombres. Les ombres d’une forêt disparue. Les ombres d’un pique-nique au milieu des jacinthes sauvages. Les ombres d’un baiser. Il avait reconnu les premiers signes de la mutation avant qu’elle ne s’en aperçoive elle-même.
— Avec une arme pointée sous le menton ?
— C’est un Glock 17, les chats-monstres ne comprennent rien aux armes.
Le premier symptôme fut une extension du champ de vision. Le regard de Cindy changea. Les ombres avaient fait place à la lumière. La forêt était devenue une clairière et le baiser était devenu une morsure. Garance s’en rendit compte lorsqu’il vit Cindy sursauter alors qu’un client s’approchait d’elle par derrière. Elle sursauta et se mit à cracher comme le font les chats effrayés.
Le second symptôme fut un retroussement des lèvres lorsque la caissière scanna un emballage de la poissonnerie. Garance figea l’image HD et zooma jusqu’à obtenir un agrandissement de sa bouche entrouverte. Deux petits trous étaient inscrits dans la gencive. Garance reconnut l’hypertrophie tératologique de l’organe voméro-nasal dit de Jacobson. Il effaça l’image du disque dur et convoqua Cindy.
— Si tu meurs, je mangerai ton corps.
— Je sais. Cette idée me plaît.
Il envoya un agent de sécurité à la caisse n°6. L’agent intima l’ordre à Cindy de quitter son poste et la fit remplacer. L’agent dit à Cindy que « l’Argentin » voulait la voir. L’Argentin était le surnom de Garance parmi le personnel de sécurité du centre commercial.
Garance était né à Quilmès, dans la banlieue de Buenos Aires, en 1964. À dix-huit ans, il avait été envoyé aux Malouines avec la Task Force Mercedes, alors qu’il faisait son service militaire dans le douzième régiment d’infanterie sous les ordres du lieutenant-colonel Italo Piaggi. Il fut fait prisonnier le 29 mai 1982 à Goose Green avec neuf cent soixante de ses camarades, par le deuxième bataillon de parachutistes britanniques du lieutenant-colonel Herbert Jones (qui fut tué au combat).
— Aujourd’hui, j’ai relégué un con de milicien, dit-il.
La chatte Cindy se lova sur les genoux de Garance.
— Tu as fait du bon travail, dit-elle.
Le téléphone sonna. La sonnerie était celle du boulot (la sonnerie « personnel » ne retentissait jamais, Garance avait oublié qu’elle reprenait les premières notes de Helter Skelter), une banale imitation de la sonnerie des téléphones américains des années soixante-dix. Son interlocuteur l’informa que l’empreinte de pneu relevée dans l’après-midi était celle d’un pneu Michelin Zig-Zag monté d’origine sur les cyclomoteurs Peugeot 102. Avant même que Garance ne pose la question, son interlocuteur lui avait dit qu’il n’y avait qu’un seul cyclomoteur Peugeot encore en état de circuler à S. Il était immatriculé au nom de Jesse M., un relégué.

11 sept. 2012

Zone 4 (#9)

« Que s’est-il passé en 1983 ? » La question d’un idiot. Je l’ai posée à un syndicaliste au moment de l’amendement Copé sur la fiscalisation des indemnités d’accident du travail, fin 2009. Quelques mois plus tard, pendant la réforme des retraites, je reposai la question. « Que s’est-il passé en 1983 ? » En 1983, j’avais douze ans. Je me souviens des Cure. Je me souviens qu’un an plus tôt, c’était la guerre des Malouines. Je me souviens du mot « crise » que les adultes prononçaient comme une menace, une menace aussi palpable que des SS-20 et des missiles Pershing à tête nucléaire. « TINA », m’a répondu le syndicaliste. Il m’a montré des graphiques du FMI, des graphiques où l’on voyait qu’une part des « revenus du travail » avait été transférée vers ceux du capital. Il a développé l’acronyme TINA : There Is No Alternative. Après la Libération, me disait-il, les patrons rasaient les murs, puis, au début des années quatre-vingt, ils ont eu Thatcher et Reagan. En 1983, avec Thatcher et Reagan, la Peur est devenue le levier politique de l’idéologie libérale. La Peur — qu’ils avaient échoué à installer par le sang dans les années de plomb —, avait maintenant deux porte-parole démocratiquement élus : un ancien acteur d’Hollywood et une fille d’épicier. Des gens auxquels les peuples pouvaient s’identifier. À partir de 1983, cette idéologie de la peur n’a jamais cessé de nous murmurer : Vous N’avez Pas le Choix. C’est ÇA ou la Mort. En 1983, nous sommes devenus des monstres, la Peur nous avait contaminés.


2.2

Les premiers décontaminateurs rroms furent envoyés à S cinq ans après la catastrophe, en 1988. Selon les experts, l’hiver ne devait plus durer, mais ils se trompaient. Malgré tout, hommes, femmes et enfants furent jetés dans des cars PepsiCo et transportés dans des centres de rétention. Des auxiliaires de santé se saisirent d’eux (sans un mot) et leur injectèrent le produit. On leur mit un bracelet-émetteur à la cheville. On leur interdit de sortir de S. À vie. Comme tous les autres habitants, du reste.
Ceux qui s’opposèrent furent liquidés. L’autorité de santé publique (la seule administration encore en place et qui avait pris le contrôle de S sous la discrète protection de PepsiCo) forma quelques personnels locaux (dont le père d’Achille) aux rudiments de la tératologie. On leur promit dix kiloyuans par monstre.
Le père d’Achille prit le commandement du groupe A. Le groupe A était constitué de décontaminateurs venus de Roumanie. Ils étaient connus dans S pour avoir tenus des emplois illégaux chez les sous-traitants PepsiCo. Les Roumains de Jesse M. ne se revendiquaient pas en tant que Rroms, mais tout le monde s’en foutait, l’ex-Royal Marine en premier lieu. Pour tous, ils étaient les « Rroms ». Pendant deux ans, les décontaminateurs reléguèrent deux mille six cents deux monstres dans la Zone 4. Mais il apparut très vite que la tâche serait sans fin. En outre, le salaire promis n’arrivait pas.
Aucun commandant de groupe ne fut immunisé. Jesse fut contaminé dans des conditions atroces deux mois après la naissance de son fils et fut relégué par ses propres hommes. Lorsque les décontaminateurs comprirent que l’autorité de Santé publique ne les paierait jamais, ils trouvèrent des hommes disposés à les aider. Ces hommes étaient des commerciaux des groupes agro-alimentaires, et, puisqu’ils opéraient sur S, ces derniers appartenaient à PepsiCo. Les hommes de PepsiCo leur fournirent des armes de poing et des fusils d’assaut. Ils provisionnèrent leurs comptes à hauteur de cinquante kiloyuans par tête de pipe.
Ce fut un massacre. Et la population applaudit.
Achille entendait nettement le chant des décontaminateurs s’élever derrière les ronciers. Ils avaient établi leur campement dans les blockhaus qui surplombaient la falaise. Ces hommes avaient « servi » sous son père. Achille se demandait ce qu’aurait pensé Jesse du massacre des fonctionnaires de l’autorité de Santé publique. Probablement aurait-il conduit l’assaut, pensa-t-il, ces salauds avaient condamné S à un sort inhumain.
Achille coupa le moteur de la 102. La musique lui arrivait par bribes, avec la brise.
Les décontaminateurs étaient installés au stand de tir. Ils l’attendaient. Achille monta la caméra sur trépied et pressa le bouton REC. Achille sortit le fusil d’assaut du sac de sport et commença à tirer.

10 sept. 2012

Zone 4 (#8)

Le colonel Lebel est mort cinq jours après la fusillade de Fourmies (1er mai 1891), après que les balles de son invention chemisées maillechort eurent mortellement transpercé les corps de Maria Blondeau, 18 ans ; Louise Hublet, 20 ans ; Ernestine Diot, 17 ans ; Félicie Tonnelier, 16 ans ; Kléber Giloteaux, 19 ans ; Charles Leroy, 20 ans ; Émile Ségaux, 30 ans ; Gustave Pestiaux, 14 ans ; Émile Cornaille, 11 ans et quatre autres personnes qui ne manifestaient pas. Ces ouvriers et ces ouvrières, ces enfants, furent les premières victimes du fusil à répétition adopté quatre ans plus tôt par l’infanterie française. Le fusil à répétition Lebel et ses munitions de 8 mm tuèrent ensuite des Boxers en Chine et des Touaregs, près de Tamanrasset. Proust me fixe avec ses yeux globuleux, « et alors ? », dit-il. Il avait vingt ans l’année de Fourmies. « Euh rien, dis-je, je m’éloigne de mon sujet. Mais, à ton avis, le Lebel, ça vaut le fusil à répétition bulgare ou pas ? ». « Crétin », qu’il me répond.
Proust ne croit pas que le mot « pornographie » n’ait, à l’origine, rien à voir avec le sexe, même si l’invention de Restif de la Bretonne en fait littéralement un « auteur d’écrits sur la prostitution ». J’ouvre le dictionnaire historique de la langue française à la page 1582 et lui mets sous les moustaches : il lit que le mot est dérivé de pernênai « vendre (des marchandises, des esclaves) ». Il lit que pornê signifie « prostituée », mais en tant que « femme-marchandise ». Je lui dis que le sens intime de « pornographie » est celui du commerce, ou, plus spécialement, celui de la vente érigée en art… En cela, fais-je, « pornographie » est l’exact synonyme de « marketing ». La société marchande est par essence une société pornographique.


2. FUSIL AUTOMATIQUE LÉGER

2.1

Qu’il mit dans un sac de sport noir, avec deux boîtes de munitions, la caméra Canon et un trépied pliable.
Il mit le sac de sport sur son dos.
Achille empoigna le guidon, manettes gauche et droite enfoncées. Il visa la ligne d’horizon. Puis il s’élança. La bécane poussa un grognement las — et s’éteignit.
Il força sur les jambes, respiration cadencée. Une plaque d’égout claqua. La ligne d’horizon tressauta. Un second grognement, plus vif. Le deux-temps s’alluma — il relâcha la manette de décompression — il mit les gaz — sauta sur la selle — relâcha la manette d’air — essora lentement la poignée — ne pas noyer le moteur.
Le deux-temps monta en puissance. Le vent tiède, dans la descente, chassa l’odeur de mélange huile-essence.
L’horizon se stabilisa et disparut derrière la crête quand il arrivait au fond du vallon, gaz à fond pour attaquer la montée. À mi-côte, le bruit s’embourba dans un râle gras — il moulina — tête baissée — debout sur les pédales — les gaz à fond — les amortisseurs grincèrent — les cuisses comme des pistons.
Le casque Daytona cogna la fourche. Achille regardait loin devant lui. Après l’horizon.
Puis Achille entendit la poursuite stridente des martinets.
Ils décrivaient des montagnes russes ultrarapides dans l’air phosphorescent. Ils faisaient du rase-mottes. Ils faisaient de l’alpinisme, plus gracieux que la patrouille de France, agiles, imprévisibles.
Une enfant éclata de rire. Derrière les haies. Achille l’entendit courir et s’écrouler de rire dans l’herbe et pousser un cri et le cri des martinets transperça le bêlement mécanique de la 102 (les piaillements longs et effilés des martinets étaient comme des balles traçantes dans le ciel).
Cent quarante kilomètres-heure ! Motocyclistes du ciel ! On aurait dit le ruban de satin d’une gymnaste rythmique. On aurait dit la nage d’une otarie. On aurait dit des bolides miniatures sur un circuit électrique — il freina au stop — dérapage sur les graviers et le soleil se dilua dans un rouge orangé écœurant de mièvrerie. Il aimait ça.
Voici Achille, fils anglo-français de la petite classe moyenne de S, fils d’un décontaminateur mort, fils d’un ancien combattant des Malouines. Il vit dans un petit immeuble de quatre étages. En face, dans les chalets préfabriqués de l’après-guerre, vivent des prolos de la raffinerie, des anciens de chez Renault, des familles nombreuses, une épouse de taulard, des ex-dockers, des employés de la firme — et la Femme Blonde.
Un vieux lui fit un signe de la main et Achille pressa le petit bouton rouge de l’avertisseur, un grésillement ridicule se fit entendre. Le casque ! Le casque ! gueula le vieux en se martelant le crâne — Va te faire enculer ! Achille pensa qu’il aurait dû lui faire un doigt. Il était le seul à utiliser un véhicule à moteur dans le quartier. C’était déjà bien qu’il s’arrête au stop.

Achille filait sur la 102, heureux. Il avait dessiné cent portraits de Brise au crayon à papier sur des feuilles dactylo. Il avait punaisé l’affiche de Bullitt au-dessus de son lit — il décéléra et accéléra plusieurs fois pour faire hurler le deux-temps.
À droite, derrière les ronciers, les décontaminateurs squattaient les blockhaus de la falaise. Les chants barbares s’élevaient dans le crépuscule du soir.
L’épicerie-bar-tabac-boucherie-marchand-de-journaux du bout de la rue, où Mère avait quémandé des croûtes de gruyère quand elle était enfant, ferma une semaine avant la guerre des Malouines. (Mère avait alors l’âge d’Achille et elle se réjouissait qu’une Troisième Guerre mondiale puisse éclater, elle chantait : « Ah Dieu ! que la guerre est jolie/ Avec ses chants ses longs loisirs »). Thatcher était une salope, disait-elle, et la France fabriquait des putains d’Exocet qui coulaient ses destroyers ! Elle ne savait pas qu’elle épouserait un Royal Marine quelques années plus tard. Elle ne savait pas que la catastrophe n’aurait rien à voir avec un poème de Guillaume Apollinaire.
Achille entrait dans la période la plus intense de sa vie. Il aimait le soleil et les balades en 102. Il aimait l’odeur des buissons.
L’odeur des buissons, surtout. C’était la consolation d’Achille — il ferma les yeux. Mère et lui marchaient dans le petit bois — les odeurs étaient des dieux qui les accompagnaient. Ces odeurs leur disaient de vivre. Il n’existait aucune force au-dessus d’elles. Ni la Mort, ni Mère. Quand elle conduisait (une Renault 5 Super Campus jaune Van Gogh avec bandes latérales ocre clair et brun métal, la dernière automobile du quartier à circuler ; Achille et elle n’avaient jamais cédé au fétichisme des autres possesseurs de voiture qui préféraient les garder au garage pour le jour, improbable, où ils pourraient fuir de S), Mère menaçait Achille de donner un coup de volant lorsqu’ils étaient sur la corniche : elle criait qu’ils allaient se fracasser dans la Zone 4. Elle voulait les envoyer fendre l’air pour rejoindre Jesse (mais il était déjà mort, peut-être, jeté par ses semblables du haut de cette même falaise, plus au nord). Mais les dieux des aubépines et du chèvrefeuille, les dieux des églantiers et du sureau veillaient sur Achille.
Le vent ébrouait les arbustes, irrité, portant dans son souffle la colère maternelle, dans sa bouche, les mots de haine s’entrechoquaient.
Le vent s’engouffrait et s’insinuait au cœur des buissons, comme des paquets d’anguilles dans les yeux d’un noyé, et jetait ses menaces incohérentes aux feuillages d’argent.
Les buissons rendaient un son de linge mouillé ; d’abord, l’odeur disparaissait et laissait place à celle de la terre, plus âcre, plus métallique, puis, le vent finissant d’épouiller les branches, une pestilence ozonée brouillait tout. Et partout dans le vide chaotique des airs, les pétales blancs et roses s’envolaient.

6 sept. 2012

Zone 4 (#7)

Phèdre s’en sortait pas mal au tir au grand passereau blanc. La bestiole n’est pas farouche — elle ne calcule pas l’humain ; quand l’animal est sur une charogne pour se gaver de vérots, on peut le cueillir comme un catleya —, mais par un vent latéral constant de soixante-dix kilomètres par heure, dégager des bastos chemisées maillechort dans le croupion de cette volaille, c’est du ball-trap de haut vol. Ce jour-là, Phèdre en avait dégringolé une bonne quarantaine. Les vers de viande étaient revenus en pagaille ; du coup, les passereaux aussi. Ils étaient des milliers dans le ciel.
Les piafs ne chient jamais. Faut croire que tout est bon dans cette saloperie de ver. Par « bon », je veux dire : pour ces espèces de mésanges de deux mètres d’envergure… Parce que pour l’humain, l’asticot, c’est un aller simple direct pour la morgue. Les passereaux, ils n’ont que ça à bouffer.
Proust s’énerve. [Il avait écrit, dans À l’ombre des jeunes filles en fleur (Autour de Mme Swann) : « Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité […] ».] Je lui dis : voilà ce qui se passe, gars, quand on décompresse et qu’il n’y a plus de limites. Il a repris du bœuf froid aux carottes (avec un gros morceau de gelée) et il s’est tu.


1.7

L’image se brouilla. Achille n’osait plus bouger. Mère posa la bouteille d’Heineken sur le marbre de la table de chevet. Il entendit sa poitrine soulever l’étoffe de la chemise de nuit. Ce qu’elle allait dire déciderait de son état mental pour les semaines à venir.
Achille lui était attaché au-delà des liens qui unissent l’enfant à sa mère, elle exerçait sur l’adolescent un tyrannie impitoyable à laquelle il n’aurait pour rien au monde voulu se soustraire. Les marques d’affection que lui consentait Mère étaient factices, ostensiblement factices, surjouées, d’une déroutante théâtralité pour qui n’était pas au fait de la maladie. Achille craignait ces démonstrations d’amour ; il les espérait aussi, comme un assoiffé peut convoiter l’eau noire d’une fondrière.
« Achille, je suis si fatiguée, dit-elle, je ne dors plus. Je souffre depuis le jour de ta naissance. Je t’ai donné ma joie de vivre, mes yeux et mes larmes, car une mère doit tout donner à son fils, Dieu nous a faites ainsi, pareilles à des louves. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Achille le savait. Chaque nuit, Mère hurlait à la mort. Un hurlement inhumain, un surgissement de l’enfer long de plusieurs minutes. Un hurlement de loup comme un damné voué aux châtiments éternels pourrait le sortir, non pas d’un gosier ou d’un ventre terrifié, mais directement d’un cerveau débarrassé de toute illusion, un cerveau confronté à la Vérité insoutenable.
— La maladie me garde à la maison. Je n’ai plus que toi. Dieu a malaxé ma chair et tu as prospéré en moi. Mais que Lui ai-je fait pour mériter ça ? Pourquoi m’envoie-t-Il cette épreuve ? Pourquoi veut-Il que cette putain blonde vienne souiller ma chambre de son regard de chienne lubrique ? Ne dis rien. Je sais de quoi sont capables les putains. Je sais qu’elles ont une chose qui rend les hommes stupides comme des poules sans tête. Je l’ai vue te faire un signe depuis son jardin. Une mère voit tout. Cette femme a bientôt l’âge de ne plus procréer et elle cherche à te séduire. Elle fait cela parce que son ventre est sec comme une noix. À travers toi, c’est moi qu’elle cherche. Je le sens. Elle veut me détruire comme elle est en train de détruire son mari. Maintenant laisse-moi, je suis fatiguée. »
La démence qui frappait Mère avait été diagnostiquée quand Achille avait treize ans. Le médecin de famille n’avait pas porté l’affaire devant le département santé PepsiCo. Il avait jugé qu’Achille était suffisamment solide pour s’occuper seul de Mère, et, surtout, que sa solidité psychologique lui permettrait de traverser l’épreuve.
La décision du médecin était également justifiée par la politique sanitaire de la firme. Mère risquait d’être hospitalisée dans un établissement hors de prix, qui, après que l’appartement eut été vendu et l’argent englouti, l’aurait considérée comme une charge intolérable, l’aurait sédatée et abandonnée dans l’aile réservée aux indigents, un lieu où ils mouraient en quelques semaines, sales, déshydratés, dévorés par la vermine. Quant au jeune Achille, il aurait été placé dans un foyer pour mineurs. Son destin aurait été de mourir d’une overdose ou d’un mauvais coup ou de maladies d’un autre âge ou d’être enrôlé comme décontaminateur.
Achille et Mère demeuraient donc ici et subsistaient grâce à la maigre pension de « héros du peuple » que la firme allouait aux chefs des décontaminateurs tombés après la catastrophe. La pension expirait aux dix-huit ans révolus d’Achille. Après cette date, Achille devrait trouver un travail.
Achille déposa un baiser sur le front de Mère.
Il revint sur le balcon, caché derrière le mur de la loggia. Le ciel s’était assombri. De puissants nuages se massaient au-dessus de S. Il y eut un éclair, à l’horizon. Achille vit que le Voisin avait disparu, du moins, qu’il ne gisait plus au pied de l’établi, et que la Femme Blonde continuait son jardinage. Le tonnerre fut suivi d’un long coup de klaxon, puis de plusieurs coups brefs et nerveux. Quelques grêlons tombèrent. La Femme Blonde releva la tête et identifia le klaxon de la Mustang. Elle jeta son sécateur dans l’herbe et courut jusqu’au garage au moment où le déluge déchaînait sa fureur de glace et de feu. Des glaçons gros et sales comme des œufs de caille. Elle découvrit son mari épuisé au volant du coupé sport. Elle réprima un cri et fit sortir l'homme de la voiture.
Le déluge ravagea les roses trémières.
Le 21 mai 1982, le Royal Marines Jesse M. débarquait dans la baie de San Carlos avec la 3e brigade de commandos. Il brisa la résistance de conscrits argentins mal entraînés, mal équipés et démoralisés. Il pose en tenue de combat avec quatre frères d’armes sur une route boueuse, au milieu de la lande australe. La photo est encadrée dans le salon. C’est le seul souvenir qu’Achille garde de son père. Et un fusil automatique léger argentin et deux mille cartouches.

5 sept. 2012

Zone 4 (#6)

C’était l’hiver austral. J’accompagnais Jorge chez des amis où un vieux monsieur sous respiration artificielle était alité dans le salon. Nous étions dans un bus de la ligne 29, sur Libertador. Lorsque le bus a longé les murs de l’ESMA, sur notre droite, Jorge m’a raconté. Rien n’indiquait que nous passions près du lieu le plus sinistre de la capitale fédérale. Les gens regardaient devant eux, ils parlaient un peu moins.
Plus tard, au début du printemps austral, j’allai prendre un maté chez Jorge. Il habite Palermo Viejo, pas très loin de la maison natale du poète Evaristo Carriego. Les jours commençaient à être chauds, sauf quand le vent du sud s’engouffrait dans la rue Sanchez de Bustamante que je remontais jusqu’à Soler. La rue où habite mon ami céramiste (il sculpte des putti et des pigeons) est la plus petite rue de Buenos Aires (le plan ne la mentionne pas). Jorge est originaire de la province de San Luis. Il avait quitté la poussière de la sierra pour l’école d’officiers de marine d’où il était sorti avec un brevet de second capitaine (sur un garde-côte, si toutefois je me souviens bien). Est-ce par ennui ou pour raisons politiques, il démissionna de la Marine et, par amour, laissa sa patrie pour suivre un diplomate Cubain à Bruxelles.
Nos échanges se faisaient en français (il disait septante et nonante). Le Cubain était un fin lettré et avait été l’ami intime de Witold Gombrowicz. Au café Rex, il avait participé à l’épique traduction du Ferdydurke.
Le mur de l’école de mécanique de la Marine, puis ce pauvre monsieur en train de mourir dans le salon tandis que nous prenions un maté (la maîtresse de maison me posa les questions rituelles du maté — dulce o amargo — avec ou sans sucre, question à laquelle un homme doit répondre amargo), m’ont laissé un sentiment de terreur. Le tortionnaire est toujours un homme ordinaire.


1.6

L’effroi glacé et désespéré de Pornography, vomitif, obsédant comme un mauvais trip à la psilocybine engluait la Mustang et le garage dans une séquence maniériste. « I’ll watch you drown in the shower Pushing my life through your open eyes » était une vague référence à Psychose. Le film racontait la folie de Norman Bates détruit de l’intérieur par une mère suicidée, méchante et meurtrière. Achille frémit. Il rentra dans l’appartement, courut dans sa chambre, et, près de l’ordinateur portable, s’empara à nouveau du camescope numérique HD Canon avec micro directionnel : « filmez en Haute Définition pour des tournages pleins de vie d’un réalisme saisissant ». Il revint sur le balcon, et, se postant dans un angle d’où il ne pouvait être vu de la Femme Blonde, appuya sur REC et zooma sur le garage.
Le Voisin semblait mort. Son bras touchait le pneu de la voiture dans un geste de lassitude. Le corps abandonné. Les dernières paroles de Pornography saturaient l’espace. « I must fight this sickness ». Je dois combattre cette maladie, c’est ce que dut ressentir le Voisin, car à cet instant, quand Smith dit « Find a cure », il reprit vie, et, s’accrochant à l’aile gauche du coupé sport, se remit d’aplomb.
La température extérieure était instable. Le Voisin était en nage. Son tee-shirt collait à la peau. Chaque geste exigeait un effort, il prit appui sur la Mustang, et, pas à pas, se dirigea vers le fond du garage où se trouvait l’établi. L’auto-radio s’était tu. L’espace était décomposé en fragments séquentiels, une succession d’images arrêtées, muettes, déformées par la chaleur intense et les brusques courants d’air froids. La soif avait pris possession des corps prisonniers de cette farce météorologique. Une soif poisseuse. Lourde. Fétide. Le taux d’humidité de l’air était proche des 100%. Le Voisin posa les coudes sur l’établi, face à une boîte à pharmacie fixée au mur. Il baissa la tête comme s’il se fut recueilli face au Christ. Sans regarder, il ouvrit la boîte frappée d’une croix rouge, sa main explora l’intérieur et saisit un tube plastique de couleur orange. Achille zooma et stabilisa l’image. Le Voisin avala une pilule de couleur bleue puis sortit du champ. Achille dézooma et vit qu’il s’était laissé glisser le long de l’établi jusqu’au sol où il était maintenant assis, comme reprenant son souffle après un sprint.
« Achille ! Achille ! J’ai soif ! ». Mère avait parlé.
Achille sentit un flot de haine se déverser dans ses veines. Il haïssait le Voisin. Il aurait voulu qu’il crève. Il aurait voulu filmer sa mort et la poster sur Youtube.
« J’ai soif ! ». La voix de Mère avait claqué comme un reproche. Achille se précipita dans la cuisine et décapsula une bière glacée. Il vérifia ses cheveux et ouvrit la porte de la chambre. Il lui fallut quelques secondes pour s’habituer à la pénombre tandis que Mère lui adressait ce qui était probablement un mot d’encouragement. Sa voix était douce et apaisante. Son odeur était réconfortante. Les yeux d’Achille n’étaient pas encore accoutumés à l’obscurité quand il sentit la main de Mère le guider jusqu’à la table de chevet où il devait poser la bouteille de Heineken : « Mélange de modernité et de tradition, son identité forte met en valeur une bière au caractère unique et à la saveur incomparable. »
— Que faisais-tu ? Dit-elle.
— Je filmais.
— Qui filmais-tu ?
Mère n’était pas en colère. Mère estimait qu’il était de l’âge de son fils de s’intéresser aux femmes, mais à celles de son âge. Elle l’encourageait à sortir avec Brise.
— Je filmais le voisin.
— Tu filmais le voisin et sa putain blonde.
Mère n’était pas en colère. Elle tolérait les pulsions de son fils.
À condition qu’il lui dît tout.
Absolument tout.
— Montre.
Achille connecta le camescope HD au téléviseur et appuya sur LEC. Il vint s’asseoir à côté de Mère tandis qu’elle buvait d’une traite les 33 centilitres de bière glacée. Ils virent le Voisin au sol, le bras contre le pneu avant gauche de la Mustang, la main ouverte, offerte à Dieu. Ils virent le Voisin reprendre ses esprits et se traîner vers l’établi. Ils virent le Voisin avaler une pilule et sortir du champ. Ils virent le Voisin assis contre l’établi, épuisé.
Ils virent l’image faire un sursaut désordonné. Ils virent l’image se figer. Ils virent la Femme Blonde. Elle les fixait. Elle les regardait. Elle les accusait.

4 sept. 2012

Zone 4 (#5)

Une Ford 1971. Le conducteur est un homme mal rasé, barbe noire et drue, aride, grand et casquette posée sur le crâne, visière de travers. L’homme ne pose aucune question. Sur des centaines de kilomètres, il me parle, avec le désabusement de l’homme qui y a cru un temps — et à force, y a laissé le meilleur de lui-même —, de lombrics de Californie. Nous nous arrêtons pour boire des sodas, pour parler aux serveuses écrasées de chaleur sous une blouse blanche taille unique.
Puis nous repartons, pénétrés par les masses grouillantes des lombrics de Californie. Le sol est sapé par des milliards de galeries, le continent est percé, fertilisé par les réseaux chtoniens dominés par des vers aux pouvoirs surnaturels, capables comme les hydres de se régénérer (coupé en deux, me dit-il, le lombric forme deux animaux entiers).
J’écoute l’homme à la Ford ; je ne l’interromps pas lorsque je ne comprends pas le sens de phrases entières ; lui ne se soucie pas que je l’écoute. Son cerveau est foré de milliards de galeries où se meuvent par ondoiements lents et précis les lombrics de toutes les Amériques.
Puis nous entrons dans Buenos Aires par le sud, quartier des abattoirs et des boucheries pleines de tonnes et de tonnes de viandes où déjà les vers ont commencé leur doux travail de sape. L’homme achète deux gros cœurs qu’il dépose à mes pieds, deux gros cœurs qui s’écroulent, las et repus de vie et d’herbe lointaine.


1.5

Achille ouvrit le robinet et regarda l’eau se fracasser sur l’inox. Il vivait dans un monde sans rapport avec celui que regrettait Mère, pensa-t-il. Mais du temps d’avant la catastrophe, si cher à Mère, rien ne subsistait en l’état. Si le monde n’avait guère changé en apparence, chaque objet était devenu un artefact. Un autre objet à la structure si légèrement altérée que presque rien ne le distinguait du modèle originel. Pourtant, il était différent. Les objets, les végétaux, les insectes, les minéraux, étaient eux aussi devenus des monstres.
Aucun souvenir précis n’émergeait de la surface capitonnée que lui opposait sa mémoire lorsqu’il tentait de lui extirper un fragment du monde perdu, ne serait-ce que l’impression qu’il fût bien réel, et non, comme si, justement, la catastrophe n’avait pas été sa destruction mais l’invention d’un passé fictif, idéalisé, utopique, destiné à emmurer une réalité primitive bien plus néfaste que celle qui s’imposait à tous, aujourd’hui, sous le régime d’une succession d’instants vides d’espoir, mais aussi, vides de douleurs. De ce monde fictif et antérieur, il ne gardait que des images fausses, fabriquées par la firme PepsiCo.
Et il se mit à parler de sa voix claire, seul, se passant de l’eau sur le visage.

C’était point pour point les images d’un spot publicitaire pour l’assurance-vie PepsiCo Prévoyance, Achille les revoyait nettement au fur et à mesure qu’il disait son monologue (depuis la catastrophe, on prenait couramment des assurances sur la mort de ses propres enfants, cela arrivait presqu’autant que l’inverse). Il cracha dans l’évier, le rinça d’un geste circulaire et coupa l’eau. La température extérieure grimpait toujours. Elle ne devrait plus descendre jusqu’à la tombée de la nuit, maintenant.
Achille revint sur le balcon et vit que la Femme Blonde avait réussi à remettre ses roses trémières d’aplomb. Elle arrachait les mauvaises herbes, accroupie. Entre le tee-shirt et la ceinture du jean, la peau du dos était très pâle — et il semblait à Achille qu’il pouvait sentir sa douceur — à moins, cette fois encore, que ce ne fût la réminiscence d’une affiche quatre par trois pour le Tropicana pur premium réveil des tropiques : « Un mélange subtil d’agrumes et de fruits exotiques pour une sensation de fraîcheur tropicale ». Le Voisin cria un mot qu’Achille ne comprit pas, saisit le pot de peinture blanche et redescendit au garage. Il saisit une bouteille de White Spirit, rinça le rouleau et se lava les mains avec un chiffon imbibé. L’album Pornography en était à la fin de A Strange Day.
« My head falls back »
Un nuage rouge ardent caressa le jardin de son ombre. Elle glissait. Silencieuse et pourtant riante.
« And the walls crash down »
La Femme Blonde se releva. Ses mains étaient grasses de terre noire.
« And the sky »
Elle leva la tête à la recherche du nuage. Et le vit.
« And the impossible »
Elle le suivit du regard en faisant de sa main une visière.
« Explode »
Elle souriait.
« Held for one moment I remember a song »
Puis elle leva l’autre bras et l’agita pour saluer Achille. Joyeuse.
« An impression of sound
Then everything is gone »
Achille lui répondit par un salut militaire parodique.
« Forever »
Et le Voisin s’effondra, près de la Mustang 1968, GT390 Fastback.

Achille était fasciné. Le type était mort. Foudroyé à l’instant précis où Robert Smith avait dit « Forever ». Du moins, Achille se mit à espérer qu’il était mort. Une mort saine et rapide. Il l’espérait de toute son âme, car un malaise pouvait être le premier symptôme d’une contamination. Dans ce cas, la Femme Blonde serait elle aussi contaminée. Elle serait déportée. Elle deviendrait un monstre.

3 sept. 2012

Zone 4 (#4)

Ensuite je remontai Corrientes à pied, décidé à marcher les quatorze blocs qui me séparaient de ma chambre avenue Belgrano. Il devait être onze heures du soir. Plus tard, j’étais en train de danser sur du Elvis, cassant bouteille de Quilmes sur bouteille de Quilmes, sur une piste de béton, face à trois ou quatre couples qui, enthousiasmés par mon ivresse expansive, s’étaient sûrement lancés le défi de me surpasser en ivrognerie. Je me souviens de quelques pelotages sur There’s no Place Like Home.


1.4

Or le vent amplifia la chanson The Hanging Garden. Achille entendait la voix si étrange de Robert Smith venir à lui en rafales depuis les haut-parleurs high-tech de la Mustang, « ce con pourrait chanter n’importe quelle merde », pensa-t-il. Achille resserra le col de sa chemise pour se protéger du froid, pariant que cette fois-ci l’épisode hivernal ne dépasserait pas les quatre minutes vingt-deux de la chanson, bien qu’il ne se rappelait pas quel était précisément le dernier morceau de la face A de Pornography.
Killing An Arab figurait sur la face B du single The Hanging Garden, dans sa version enregistrée à l’Apollo Theatre de Manchester le 27 avril 1982 (l’avant-dernier morceau du rappel, entre 10:15 et All Mine), soit deux semaines après la fin de l’invasion des Malouines par les forces argentines et trois jours seulement avant que Thatcher ne déclenche l’opération Black Buck (qui consistait à envoyer des bombardiers Vulcan et des Sea Harrier pilonner l’aéroport de Fort Stanley).
Achille regardait le faux Steve McQueen tenir son smartphone du bout des doigts tandis que la Femme Blonde tenait fermement la plus haute des trémières. Le Voisin prit conscience que l’épisode météorologique risquait de s’installer et hurla à la Femme Blonde de rentrer à l’abri. La Femme Blonde s’accrochait à la rose trémière, inversant le rapport entre elle et la fleur. Ce n’était plus la fleur qui avait besoin de ses soins attentionnés, mais elle, la rose d’outre-mer, à travers sa sève et ses racines émollientes, qui la soutenait. C’était elle qui avait le pouvoir d’apaiser la brûlure glacée du vent boréal. Le Voisin plia face au vent et fit quelques pas. C’était comme s’il avançait sur le pont d’un porte-hélicoptère balayé par la tempête. Le souffle sinistre et blanc de la bise avait effacé la plainte lancinante et terrifiée de Robert Smith. Achille n’entendit pas les cinq minutes trente de Siamese Twins s’échapper des haut-parleurs du coupé sport. Le pot de peinture fut renversé et le liquide laiteux se répandit dans l’herbe. Achille n’entendit pas non plus les cris du Voisin. Mais il le vit saisir la Femme Blonde par les épaules. Il le vit la contraindre à rejoindre la maison. La Femme Blonde le repoussa, maintenant de l’autre main la tige de la rose trémière dont les gros pétales noirs résistaient vaillamment au souffle mortel du vent.
Mais le ciel devint couleur vanille, et, aussi improbable qu’une aurore à midi, il fut incendié d’orangés et de pourpres incandescents. Le vent céda à une immobilité oppressante. Le silence envahit la petite ville de S, non loin des falaises contaminées. Comme toujours, les êtres vivants recevaient la soudaine accalmie avec incrédulité. Ils attendaient qu’un autre prît le risque d’annoncer par son chant ou un juron la fin de l’excentrique épisode météorologique. Ce fut la Femme Blonde. Son rire monta aux cieux avec le zest de folie d’un moineau. Elle rit si bien et si fort que chacun reprit sa course et ses occupations avec la pensée que cette journée ne serait peut-être pas la dernière.
Alors le Voisin dit : « Vous me faites tous chier ! » et il releva le pot de peinture blanche, sauva quelques décilitres répandus dans l’herbe et se remit à peindre le mur extérieur du garage. REGARDE-MOI. Lorsque les projections du rouleau recommencèrent à l’asperger, le Voisin rugit de colère et redoubla d’énergie.
Le dérèglement climatique avait commencé après l’hiver de dix ans, vers 1993. Le premier printemps d’après la catastrophe fut très chaud, les ruisseaux grouillaient de rats. Les rats étaient affamés, leurs mâchoires couvertes d’abcès.
Pendant l’hiver de dix ans, la faim et les cendres les avaient poussés à envahir les maisons. Il arrivait souvent, à l’époque, qu’un bébé ou qu’un vieillard perdît un morceau de chair pendant son sommeil. Bien qu’il y eût vers la fin des années quatre-vingt de brusques épisodes tropicaux, les trottoirs avaient été constamment recouverts d’une couche de glace grise et dure comme le verre feuilleté. Au terme de ces dix épouvantables années hivernales, les habitants de S avaient gardé l’habitude de se déplacer à pied. Les rares voitures encore en état de circuler étaient précieusement entretenues par leurs propriétaires et ne sortaient jamais du garage.
Ils attendaient les jours meilleurs — plus par routine que par conviction.
L’été de ses dix ans ans, dix-sept ans après l’hiver, Achille chassait encore le renard avec des branches de sureau fichées de clous. Patrick et lui meurtrissaient de coups de marteau les vieux chênes du petit bois, près de son immeuble de quatre étages, pour y construire des cabanes que la bande rivale démolissait en représailles de leurs représailles. Son ami Patrick était âgé de deux ans de plus que lui.
À douze et quatorze ans, les deux amis avaient cessé de faire des cabanes. Ils avaient commencé à traîner dans les rues, à voler et à forcer des caves pour s’enivrer.

2 sept. 2012

Zone 4 (#3)

Alors je suis descendu à la cave et j’ai respiré des pelletées de poussière, j’ai poussé les choses, le bordel, je me suis cassé la gueule dans des chaises mal empilées, j’ai soulevé des matelas, j’ai renversé de l’alcool à 90°, j’ai fait tomber une cocotte en fonte et des couverts en plastique, j’ai eu mal au crâne à cause de l’alcool à 90°, j’ai ramassé trois livres moisis et rongés par l’humidité, je suis tombé sur des vers mangeurs de bois, des plaques de cuivre, un carton de photos, et une cantine pleine de chaussures. Quel dur métier.
Des fois, j’aimerais faire autre chose. Mathématicien, par exemple, ou membre d’une mission scientifique dans les terres australes et antarctiques françaises, conducteur de camion [ou Marcel Proust]. Mais là…
Je pourrais me dire : si tu ne peux pas t’en empêcher, arrête au moins de faire lire aux autres. Tiens, c’est vrai. Mais j’inventerais bientôt une raison (pas besoin qu’elle soit bonne) pour justifier l’intervention d’un lecteur.
Dans la cave il n’y a que deux misérables ouvertures. Ça s’appelle des vasistas (Was ist das ?). Ça ne s’appelle pas des regards, sinon, la cave serait un puits ou un haut fourneau. Ils sont à moitié bouchés par les toiles (ou voiles) d’araignée, de la terre et des trucs sans véritable nom. La lumière du jour y passe, bon an mal an, mais elle passe. Juste assez pour savoir qu’il fait jour dehors. Les bruits de la rue (côté rue) s’écoulent par contre très bien. À ras du trottoir, ça pourrait être un parfait poste pour guetter les pieds chaussés d’escarpins (tout dans ma cave que j’étais, je n’y ai pas pensé sur le coup, aux escarpins, mais maintenant que j’écris, un émoi vient éclairer cette cave d’une tout autre lumière [Proust me traite de fétichiste et moi je lui dis va donc eh toi espèce de… de… puis je ferme ma gueule]).
Côté jardin, le vasistas (en plus des araignées) est bouché par une plaque de bois ou de métal percées de petites trous réguliers, ce qui fait qu’on ne voit strictement rien. Mais le jour, là, on peut dire qu’il filtre. Les voix aussi filtrent. Hier, Stéphanie était à la cave. Moi, j’étais dans la cuisine (note, que j’ai dit à Proust, que tout allait bien, comme dans la chanson de Colin mon p’tit frère, sauf, peut-être, que la répartition des sexes était sensiblement différente). Quel étonnement ! La voix de Stéphanie par les petits trous du vasistas !


1.3

Marc Garance prit le smartphone dans la poche intérieure de sa veste (près de l’arme, un Glock 17) et consulta son compte. La ligne « crédit » affichait 141 kiloyuans et des poussières, ce qui équivalait à huit mois de salaires.
Garance avait gravi les échelons d’agent de sécurité de la firme jusqu’à celui de capitaine-enquêteur, soit le sommet de la hiérarchie pour les cadres opérationnels en charge de la sécurité des clients et personnels des zones de chalandise PepsiCo. Il dépensait peu et travaillait beaucoup.
Au-dessus du grade de capitaine, la carrière s’engageait dans la sphère politique et Garance ne voulait pas s’impliquer au-delà d’une stricte obéissance aux ordres : arrêter, reléguer les contaminés, détruire les monstres fugitifs. Sa tâche s’arrêtait là. Il n’aurait pas souhaité prendre la place des cols blancs qui gèrent ce merdier. Le salaire était bien meilleur que chez Unilever et, même si Nestlé rémunérait mieux ses agents, il était de notoriété dans le petit monde de la sécurité privée que le groupe suisse n’offrait que très peu d’avantages en nature, tels qu’une remise de quinze pour-cent sur tous les produits du groupe ou encore quinze jours de vacances annuelles tous frais payés sur la côte tunisienne, dans de spacieux bungalows premium.
Le smartphone l’alerta qu’une promotion privée l’attendait au rayon surgelé. C’était une barquette individuelle de poisson à la bordelaise de marque Findus : « Une recette appréciée par toute la famille pour ses alliances douces et acides de chapelure cuisinée aux oignons, et au persil finement émincés sublimant ainsi le Colin d’Alaska. » (la marque suédoise avait été rachetée à Nestlé). Le logiciel Muse — © PepsiCo — était une bénédiction pour le consommateur peu motivé qu’était Garance. L’historique des achats était croisé avec son dossier médical unique (taux de cholestérol et présence de divers polluants dans le sang, tels que les PCB, métaux lourds, paradichlorobenzène, pyréthrinoïdes, etc.), ce qui permettait à Muse de cibler les carences et besoins nutritifs du client. Et, au besoin, de limiter ou d’interdire les apports en polluants susceptibles de dépasser les doses maximales admises (elles variaient sensiblement d’un groupe à l’autre).
Muse ne s’opposait pas à ce que le client Garance Marc consomme quelques grammes de ce délicieux poisson d’Alaska. Il scanna le flashcode et déposa l’article dans son panier. L’état sanitaire de Garance était conforme aux prescriptions de la médecine du travail PepsiCo : son indice de masse corporelle était de 24,7 ; il était non-fumeur ; limitait sa prise d’alcool à une dose quotidienne en semaine et trois le week-end ; marchait le plus possible ; faisait du vélo ; regardait la chaîne humour et comédies ; et, tous les quinze jours, s’offrait un rapport sexuel avec une pute agréée et vaccinée par la firme.
Son smartphone vibra pour indiquer une nouvelle promo privée au rayon des chips Lay’s : il scanna le flashcode des chips cuites au four saveur fines herbes : « Un goût authentique de pomme de terre et une saveur délicieuse, faites-vous plaisir ! ». C’était le bon choix car la mascotte Jesse apparut sur l’écran 3D.
La petite boule jaune se mit à rebondir sur les bords de l’écran en hurlant son bonheur et félicita le client Garance Marc (merde, combien de SMS leur avait-il envoyés à ces cons de bureaucrates du service informatique pour qu’ils cessent de l’appeler « Garance Marc », ces geeks en costard n’avaient toujours pas compris qu’un prénom, comme le préfixe l’indique, se place avant et non après le nom).
Jesse exécuta une pirouette qui fit encore vibrer le smartphone et un « youpi ! » suraigu annonça le message habituel : « Garance Marc, vous êtes le gagnant de notre grand jeu concours ! »
Un autre « youpi ! » suraigu, Jesse se désintégra en une nuée de paillettes d’or, et le lot promotionnel apparut sur l’écran 3D : pour tout paquet de Lay’s 130 g cuites au four saveur fines herbes acheté, Lay’s vous offre un paquet saveur spicy 135 g : « Une saveur Spicy, qui viendra relever vos repas et apéritifs ! Lay’s Spicy est le choc surprenant entre la finesse des chips Lay’s et la force intense du piment et des poivrons. ».
Comme tous les clients de la zone de chalandise PepsiCo, Garance était familiarisé avec la mascotte Jesse. Une drôle de sensation le saisit lorsque la somptueuse image 3D du paquet de chips spicy à la force intense de piment et de poivrons disparut de l’écran.
« La force intense du piment et des poivrons », murmura-t-il, en rangeant le smartphone près du Glock 17 (il restait quatre chocolats liégeois dans son frigo ainsi qu’une 1664, son repas du soir ne nécessitait donc pas qu’il s’éternise dans le supermarché).

Comme tous les cadres de la sécurité PepsiCo, Marc Garance avait reçu une formation intensive en tératologie. Il avait survolé les écrits historiques des Geoffroi Saint-Hilaire et Johann Friedrich Meckel von Helmsbach, avait été fasciné par les gravures Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré, avait étudié les différentes substances tératogènes et leurs effets sur le développement du fœtus.
La liste des produits toxiques pour le fœtus (pesticides, cosmétiques, médicaments, composés aromatiques, etc.) était très longue, mais il n’en restait pas moins que la tératologie ordinaire prenait principalement ses causes dans l’absorption massive de médicaments, de nicotine ou d’alcool durant les premiers mois de la grossesse.
Cette branche-là avait été abordée, mais Marc Garance était devenu un expert dans un autre domaine de la tératologie. Sa spécialité portait sur la connaissance des différents types de mutations qu’avait engendrées la catastrophe. Aucune substance tératogène habituelle n’était en cause dans le phénomène qui frappait, avec une constance inexplicable, 10 à 15 % de la population locale. L’État avait promis une aide sanitaire exceptionnelle, mais, trente ans après la catastrophe, elle n’arrivait toujours pas. Tout simplement parce que l’État lui-même n’existait plus (personne ne pouvait dire la date de cette disparition, tant elle passa inaperçue).
« Quelle putain de farce, soupira-t-il en retirant son panier au guichet automatique, le monstre s’est désintégré comme Jesse au moment de la promo des chips Spicy. »
Garance ne comprenait pas pourquoi le groupe avait choisi une mascotte virtuelle à la morphologie si proche des monstres.

1 sept. 2012

Zone 4 (#2)

Il y a cette fille à la caisse des règlements en espèce. La crème pour rajeunir la peau. La crème coûte vingt-six quatre-vingt-dix. J’ai un billet de cinquante, je vais devoir passer au détecteur de mensonge. La fille est jolie, elle a le profil qui ressemble à une miniature sur broche. Ce soir le temps est orageux. La fille baisse les yeux, petite prolétaire aux mains rougies et belles. Le vent se lève.
Les éclairs.
Ses mains sont si délicates, si blessées. Elle passe le code-barres (j’ai une baguette à soixante-dix centimes dans la main). Son chignon entortillé d’un seul geste. Détecteur de mensonge : OK.
Total : 1 crème hydratante, vingt-six quatre-vingt-dix. Je pose le billet de cinquante et la fille me rend vingt-trois dix, le contact de sa main sur la mienne.
Elle ne baisse pas les yeux, elle regarde ailleurs. Ailleurs, juste à côté de moi. J’ai oublié de lui donner la baguette. Madame, j’ai oublié de vous donner la baguette. Elle baisse le menton et regarde ailleurs, plus près de moi : ça sera pour la prochaine fois, dit-elle. [Proust est indigné car ce n’est pas dans ses habitudes de voler]
Le tonnerre.
Je suis retourné au rayon cosmétique. Un shampooing, cette fois-ci. Je vous règle les soixante-dix centimes pour hier. Elle : taisez-vous [elle parle en serrant les dents, tout bas, la tête baissée (comme les voyous)] si mon patron sait ça, je me fais renvoyer.


1.2

Les décontaminateurs attendaient. Le monstre respirait encore. Sa cage thoracique (Garance sortit un ruban de couturière et nota le chiffre dans son calepin : trois mètres vingt-deux de circonférence) se soulevait et retombait, ouvrant et refermant une plaie blanche (trente centimètres sur cinq de large au plus écarté). Les lèvres de la blessure avaient été grignotées par endroits (les rats).
La respiration du monstre était silencieuse, profonde et régulière.
Un matelas deux places (de marque Ikea) souillé de sang reposait sur le trottoir parmi un tas de déchets organiques et de matériaux non recyclables (Garance nota : ordures).
La ruelle était recouverte d’un enrobé rouge et suffisamment large pour qu’un véhicule pût y pénétrer, mais des bornes escamotables en fermaient l’accès. Les riverains en actionnaient le mécanisme à l’aide d’une télécommande.
Un conteneur à déchets ménagers était éventré, son couvercle était encore scellé.
« S’est fait nicker », dit le milicien, puis : « Saloperie. ».
Garance ne prêtait pas attention au milicien. Il luttait contre la fatigue.
« Même les rats ça les dégoûte cette saloperie, reprit le milicien en ricanant. Même les rats. » Le milicien éclata de rire. Son rire ressemblait au rire d’un sadique de film.
Garance émit un soupir d’agacement (l’éventration du conteneur témoignait que le monstre était doué d’une énergie hors norme. Par conséquent, son agresseur l’avait eu par surprise ou — bien que cela fût improbable, pensa Garance — l’auteur du coup tranchant était lui-même doué d’une force et d’un courage hors norme).
Garance se tourna lentement vers le milicien : « Vous avez probablement raison. » Garance luttait pour tenir ses paupières ouvertes. Il connaissait ce symptôme de fatigue subite. Son esprit tentait de fuir la réalité.
Le milicien ne perçut pas l’ironie et adopta l’air supérieur de l’individu satisfait de lui-même lorsqu’il croit avoir l’ascendant sur son interlocuteur.
« C’est clair, dit-il, on devrait griller cette vermine au lance-flamme. Celui qui a fait ça devrait être décoré. »
La peau du monstre était jaune citron et lisse. On ne distinguait aucun appendice sur la surface du corps, seuls deux orifices de la taille d’une balle de tennis le perçaient de part en part. Ils étaient diamétralement opposés.
L’orifice supérieur était doté d’un cartilage blanc et acéré sur son pourtour, l’autre ressemblait à un diaphragme d’appareil photo. Le premier devait servir à ingérer les aliments, l’autre à les déféquer. Hormis les orifices et la plaie semblable à une bouche de batracien, le capitaine de la sécurité Marc Garance ne décela aucun organe externe qui eût permis au monstre de se mouvoir.
Garance s’approcha. Une torpeur acide enveloppait ses muscles. S’il s’était allongé à côté du monstre agonisant, un sommeil profond et immobile l’aurait submergé. Garance secoua la tête pour essorer le fluide narcotique qui engluait son corps.
Des chewing-gums collés çà et là révélèrent que le monstre se déplaçait en roulant sur lui-même (cela lui rappela une vieille série britannique vue sur la chaîne Prémium : les prisonniers tentaient de fuir l’île par la mer et ils se faisaient bouffer par une immense bulle de chewing-gum). Garance sortit son carnet à croquis, ses couleurs, et s’installa à califourchon sur un muret.
Malgré la lourdeur de son corps, ses gestes étaient sûrs. En quelques minutes, le capitaine Garance avait reproduit, avec une exactitude de botaniste, les moindres détails de la scène : la dépouille du monstre, les déchets épars, mais également, dans une flaque de boue séchée, une empreinte partielle de roue de mobylette, et, à proximité du matelas, un mégot de cigarette roulée.
« J’avais jamais vu ça », dit le milicien. Garance releva la tête, surpris. Le capitaine de la sécurité Marc Garance avait quarante ans, un physique quelconque et un regard éteint. Sa peau était terne, presque grise.
« Vraiment ? », dit-il, cette fois sans ironie, davantage déstabilisé par le fait que les quelques minutes consacrées au dessin lui avait fait oublier la présence du milicien.
Le milicien comprit que Garance croyait qu’il voyait un monstre pour la première fois et se reprit, vexé : « Non, je ne parle pas de ça » et il désigna le monstre dont la respiration lente continuait d’ouvrir et de fermer la plaie exsangue, « je veux dire que j’avais encore jamais vu un enquêteur se trimballer avec une boîte d’aquarelle. »
Le milicien avait dit le mot enquêteur avec un certain mépris.
Garance sourit. Il expliqua que le dessin lui permettait de mémoriser les détails de la pollution. Le milicien avait utilisé l’ancienne terminologie de « scène de crime » bien que le règlement PepsiCo désignât depuis longtemps la découverte d’un monstre hors de la zone d’exclusion de « pollution organique sévère ».
Dans l’esprit du milicien, le terme de crime ne faisait pas référence à l’agression subie par le monstre mais au fait qu’un monstre ait pu franchir les limites de la zone n°4 où lui et ses semblables étaient relégués. « On devrait larguer une bombe sur la zone 4. », grogna-t-il.
Garance mit le mégot dans un sachet transparent et ordonna de faire un moulage de l’empreinte. Si un individu non immunisé avait été en contact avec le monstre, le boulot du capitaine Garance était de le reléguer dans la zone d’exclusion, c’est ce que prévoyait le guide de procédure PepsiCo.
Garance fit signe aux décontaminateurs de faire leur travail. Ils approchèrent, munis de leurs pelles et de leurs détergents. Leur chef pointa son smartphone vers Garance qui se mit à fouiller ses poches pour en sortir le sien. Il composa son code et le transfert eut lieu. Le chef vérifia que la transaction financière avait fonctionné.
« Aha, PepsiCo ! OK ! », dit-il avec un large sourire, le pouce en l’air, comme si l’homme venait de découvrir que le territoire était sous le contrôle de cette firme et non d’une autre.
Il fit un signe et les décontaminateurs se mirent à la tâche. Garance et le milicien reculèrent de plusieurs pas. Trois des cinq décontaminateurs frappaient le monstre à coups de tranchant de pelle. Le métal acéré ouvrit d’autres plaies dans le peau du monstre, mais aucun sang n’en sortit. Il respirait toujours, au même rythme, comme si les blessures lui étaient étrangères. Les décontaminateurs se concertèrent dans leur langue. Le chef acquiesça et ils introduisirent une capsule explosive dans l’orifice buccal du monstre.
Le monstre émit un « bande d’enculés » très audible et la mini-bombe explosa dans son appareil digestif. Une gerbe de viscères liquéfiées jaillit d’une plaie. Le liquide infecte souilla le pantalon du milicien qui s’écria : « Putain de saleté de Rroms ! ». Garance le regarda et, d’un ton où ne filtrait aucune émotion : « Donnez-moi votre certificat d’immunité. ». Le milicien ouvrit de grands yeux et dit : « Vous êtes sérieux ? ». Garance tendit la main, imperturbable : « Votre certificat ».
Les décontaminateurs se marraient.