30 nov. 2012

In God We Trust (23)

Je l’avais entendu de la bouche de Raoul : Mauser est un dur à cuire. Mauser en a vu des vertes et des pas mures, là-bas, en Algérie. Il était dans les paras. Je n’en doutais pas, mais quand je me suis retrouvé devant lui, j’ai eu une remontée de plat du jour. Ça s’est crashé droit sur les doigts de pieds d’Eddy : bon sang, Eddy, comment tu peux sentir la pourriture à ce degré de quasi-perfection ? J’avais dit ça, rapport aux Yougos. L’établi, sur ma gauche.
Un étau.
Je fixai la jambe droite à la quatrième marche : la cuisse liée avec un chiffon graisseux, le mollet avec un fil à plomb. À un montant de l’escabeau, je vissai l’étau, les mâchoires verticales, à hauteur du genou.
Une éponge à vaisselle humide dans la bouche et un bout de Rubson pour colmater. Les cris de douleur de Mauser. L’ampoule était encore plus poisseuse. Les Yougos digéraient.
Je commençai par un tour complet.
Histoire de planter le décor.
La rotule était bien enchâssée.
Et je me suis dit : il faudrait, à chaque quart de tour, dire quelque chose qui donnerait à Eddy le sentiment de ne pas se faire torturer pour rien.
Je suis sorti sur le pas de la porte pour réfléchir.
Puis je repensai à l’épisode des Sirènes…
« Pieds et poings liés, debout sur l’emplanture, fais-toi fixer au mât pour goûter le plaisir d’entendre la chanson, et, si tu les priais, si tu leur commandais de desserrer les nœuds, que tes gens aussitôt donnent un tour de plus ! »
Le genre de chanson irrésistible. Après ce n’est qu’une affaire de quarts de tour.
C’est étonnant comme les globes oculaires d’Eddy étaient ronds.

29 nov. 2012

In God We Trust (22)

On avait marché jusqu’au bled. On avait pris le plat du jour. Le déjeuner était somptueux. Seule ombre — la présence de Milan et de Goran nous obligeait à jouer le rôle sans la moindre faille. Aucun trucage n’était possible. Ils n’allaient pas nous lâcher d’une semelle : on allait devoir péter la rotule d’Eddy. Tant pis, Eddy s’était préparé. Il disait : avec tout ce fric, je m’en tape de boiter. N’empêche, quand on est revenu, Eddy flippait. On a traversé l’allée goudronnée et chic. Au bout de l’allée goudronnée et chic demeurait inerte la grosse berline. On a pénétré dans la sueur aveugle du cellier. Les yeux d’Eddy demandaient. LA PEUR commençait à effacer toute trace de mot dans ses yeux.

28 nov. 2012

In God We Trust (21)

T’as du fric. T’as plein de fric. Et tu vas en donner ENCORE à Mickey. Mais avant : tu vas morfler. Que j’ai dit. Eddy Mauser en face de moi.
Mickey avait dit : Frank, vous allez faire exploser la rotule d’Eddy. Frank, je veux qu’Eddy ait PEUR. Je veux que vous la voyiez dans ses yeux. Je veux que Raoul puisse capter ce regard. Je vais les agrandir en quatre par trois. Je veux faire un cadeau à mon ami Vladimir.
Je n’avais aucun outil, volontairement. Le goût de l’improvisation, sans doute. Eddy était à point – trois heures dans l’obscurité, nu, le corps lié, debout, aux planches granuleuses de l’escalier. J’avais foutu Eddy en slip chaussettes. J’avais détroussé Eddy. J’avais saucissonné Eddy. Puis on était sortis, Raoul, les deux Yougos et moi, pour déjeuner. J’avais dit : Eddy… on revient. JE REVIENS EDDY.

27 nov. 2012

In God We Trust (20)

Je tournai le commutateur (vieux cellier — bois moisi). L’ampoule jeta sa sueur. Du sol au plafond, il y avait trois-quatre mètres barrés d’un escalier de planches clouées : des bocaux vides, des bouteilles de cidre. Et puis l’odeur de trouille. Eddy Mauser avait abandonné cette aile depuis des années. Eddy Mauser avait fait aménager une luxueuse allée bordée de cyprès. Eddy avait fait construire un grand garage au bout de l’allée. Eddy Mauser avait une Mercedes intérieur cuir. Il regardait sans rien dire. Les bas-nylon lui sciaient les poignets. Sa graisse suintait le nouveau-riche. Sa peau poissait. Les deux Yougos se marraient dans leur patois. Raoul avait pris son Réflex argentique. Il mitraillait.

26 nov. 2012

In God We Trust (19)

En parlant Raoul regardait la fille fuschia. Raoul se tourna vers la fille fuschia : « Frank, je te présente Mara. »

23 nov. 2012

In God We Trust (18)

J’hésitai quelques secondes. Je voulais SAVOIR. Raoul, qui avait été mis au poteau de la mauvaise conjoncture. Raoul, fantassin, comme moi, de LA GUERRE ÉCONOMIQUE. Raoul, qui se débrouillait pour glaner un peu de pognon. Raoul, qui disait : t’es un artiste, Franky. Tu sculptes les corps. Raoul, qui disait : « c’est toi le Fragonard du recouvrement. » Raoul, qui disait : « la spéculation sur les denrées alimentaires, c’est le Grand Crime, l’indépassable horizon du Mal… Quelle est la différence entre le docteur Petiot et l’Holocauste ? Quelle est la différence entre un artisan de la tuerie en série et une industrielle manifestation du Mal ? Quelle est la différence entre ton humaine brutalité et la barbare violence du marché ? Qui, brute sans foi ni lois ; qui, ne faisant ni plants ni labourages, œuvre jour et nuit à détruire l’homme ? Qui œuvre à réduire chacun à sa seule capacité à fournir les moyens nécessaires à son propre asservissement ? Au profit de qui ? Pour un cinquième de la population mondiale. Dans quel but ? Pour rien, du vide. Du vide rose pour combler l’absolue et pathétique incapacité à jouir du consommateur… Nos crimes sont abjects. Mais ceux du marché dépassent l’entendement. »

In God We Trust (17)

« T’es gentil Frank, mais faut rester sobre, on a du boulot… Prends plutôt un lait-orgeat. »
Il fallait me noyer dans un flot de paroles. Il y avait le sujet des polaroïds. Les polas couleurs de « sujets » torturés. Des ventres tuméfiés. Des bouches déchirées. Des faces ravagées. Raoul photographiait la chair meurtrie. Raoul était le Fragonard de la viande hachée. Raoul savait prendre la lumière sur la peau attendrie. Des portraits frais au sang noir et brillant. J’étais chaque fois avec lui. MAIS JE N’EN GARDAIS AUCUN SOUVENIR.

22 nov. 2012

In God We Trust (16)

[C’était il y a dix ans. La fille est assise sur un tabouret de bar, droite et silencieuse. Une Parque. Son cul est rond comme le fruit du péché. Notre libido est en expansion. Une super-nova du sexe qui explose dans tous les vaisseaux sanguins. Cette fille était née pour devenir ma poupée. Le corps parfait et lisse de la poupée qui dit ouiii. Notre conversation était souple et élastique. Mes paroles étaient un serpent logomachique qui s’enroule autour du corps… Nous marchions sur une autre planète. Nous étions des dieux au jardin d’Eden.
Chez elle tout est rose et cruel : les deux épithètes me sautent au cerveau parmi la brume d’atomes éthyliques. La brume est texturée. La brume est un lanceur de marteau soviétique. La brume prend son élan sous mes paupières : mon corps se ploie en arrière — les muscles bandés sur le point de rompre — la masse énorme du marteau — le marteau qui augmente de poids à chaque tourbillon — le stade qui de plus en plus devient blanc et léger. Et un cri.]

20 nov. 2012

In God We Trust (15)

Une poupée ouatée pure cellulose ornait le bar. La poupée fatale. Elle poussait du bout du doigt son verre de bourbon. Le verre de bourbon était rempli par Elvis. Ses ongles manucurés et rouges étaient durs comme du verre. La fille fuschia avait une king size au rouge-à-lèvres. Le show talons aiguilles. J’étais DINGUE de ce genre de fille : je me commandai un double jaune d’un geste significatif du pouce et du médium. Je savais qu’à jeun, ça me refilerait une tourista fulgurante. Je ne devais pas tomber dans le panneau. J’étais trop fragile. J’étais fasciné par la vamp version ship. La blonde carnivore aurait pu bosser chez Mattel.
J’avais la passion des escarpins. J’étais le christ-en-croix de l’escarpin. Je me prenais instantanément une mégadécharge de testostérone dans les neuroconducteurs. J’étais DÉPENDANT.

19 nov. 2012

In God We Trust (14)

Raoul et moi, on avait l’habitude de descendre au Grace Land pour écrire des lignes supplémentaires sur notre ardoise. Officiellement, la rotule d’Eddy, c’était notre première grosse mission. Après quelques tours de chauffe sur trois ou quatre débiteurs obtus qui, de toute façon, finiraient aux usines à se crever au travail pendant deux ou trois ans avant d’être balancés du haut d’un hélicoptère (la nanopuce récolte et archive la totalité des informations qu’émet son porteur : données médicales, bancaires, juridiques, etc., soit l’ensemble des faits et émotions, pensées et possibles, sa biographie réelle comme celle potentielle (la nanopuce archive également ce que vous auriez pu faire si vous aviez fait un autre choix) ; cette nanopuce (son nom est MUSE) transmet ses informations à l’État qui peut ensuite les forwarder aux industriels du Groupe NovaProm, qui, avec la plus grande précision et fiabilité, produisent ce que demande le marché. Les consommateurs sont alors submergés par leurs propres désirs. Certains sombrent dans le surendettement, dépassant les possibilités de crédits offerts par le Groupe. Les dérégulés sont déportés dans les usines où ils payent leur dette par un travail forcé, dont la journée équivaut au remboursement de deux dollars sur la dette engagée. Au terme du remboursement total de la dette, les forçats prennent les vols de la mort. C’est très simple.). Du fait, on avait un argument de la taille d’un crédit NovaProm de 500 boules. Elvis l’accepterait sans trop renâcler. Elvis n’aurait pas de monnaie à rendre.

16 nov. 2012

In God We Trust (13)

Mickey Kozarski est dans son jardin. Il regarde les jeunes arondes filer dans le ciel. Mickey Kozarski boit une orangeade et contemple les mille et un rosiers de sa collection personnelle. Mickey est prêt…
Mickey attend la mort.
Il sait : dans quarante jours, la mort s’abattra sur lui et enfoncera ses ergots d’acier. Il sait : son contrat Platine garantit l’émission d’une alerte MUSE quarante jours avant la date du décès. MUSE procède en recoupant et traitant des milliards d’informations par seconde, son taux d’erreur est infinitésimal. Vladimir sera là. Vladimir. Trois Hummer noirs, blindés, impeccables, s’arrêteront à cet endroit précis, entre la roseraie et le vieux pigeonnier, là, à l’écart de l’ombre dense du vénérable mélèze. Les trois Hummer éviteront le mélèze de crainte que la sève ne pique la peinture. L’air conditionnée tournera à fond, tandis que le dernier Madonna criera ses aigus acidulés à travers les vitres impénétrables. Le Hummer du milieu sera celui de Vlad.

15 nov. 2012

In God We Trust (12)

Le job de Raoul, dans notre duo de comiques, donc, c’était la prise de vue. Genre reporter de guerre économique. Notre boulot, c’était de donner des raclées pour le compte exclusif de Mickey. On vendait des expéditions artistico-punitives. On faisait payer très cher. Moi : j’étais le bras séculier. Raoul : c’était l’as du polaroïd.
Costard rose nous remit la photo d’un homme lavant sa Mercedes (c’était Mauser, le Plan était en route) : jogging blanc, tuyau d’arrosage vert. Il avait l’air d’un gros con. Il avait l’air attendrissant. J’allais le torturer. Pour une enveloppe pleine de billets moches de la banque centrale européenne.
« C’est votre ami, je me suis laissé dire ? » Minauda le Mickey.
Raoul était pâle comme un suaire lavé à l’Omo.
« Je tiens beaucoup à ce que vous fassiez ce travail. » Dit-il en passant la porte. « Être avec moi n’est pas suffisant, je veux que vous soyez moi. Totalement moi. »

14 nov. 2012

In God We Trust (11)

Les polas étaient versés au dossier au cas où les mauvais payeurs auraient contesté la procédure. Raoul était payé deux cents dollars le pola exploitable. Le reste, il le refourguait à un cercle d’initiés.
Raoul avait dégoté une bonne douzaine de collectionneurs friqués qui lui achetaient ses polas les plus croustillants. Il s’était fait un petit matelas de billets et la réputation de bon artiste dans le milieu des affaires. Certaines de ses séries se négocient maintenant entre trente et quarante mille dollars. Mais lui ne touche plus rien. Sa cote s’est envolée le jour où l’agence de recouvrement l’a viré. Un canard new-yorkais ayant révélé l’affaire, s’ébrouant de toute l’indignation possible, ce qui était bien pratique en l’occurrence, détournant une fois de plus l’opinion des questions de fond, c’est-à-dire de ces saloperies d’usines pénitentiaires NovaProm d’où les condamnés pour dette ne reviennent jamais.
Alors, Raoul avait dû quitter le Nouveau Monde et revenir trimer dans l’ancien, tandis que là-bas des mecs déjà pleins aux as dealaient ses clichés le centuple de ce qu’il leur avait vendu.

13 nov. 2012

In God We Trust (10)

En quelques mois, Raoul était devenu la cheville artistique de notre duo de comiques. Attention, artistique, ça ne veut pas dire qu’on donnait dans l’esbroufe façon avant-garde ou touche-moi-là-voir-si-ça-fait-bouger-l’autre. C’était du grand sérieux. Raoul avait fait ses armes à Atlanta.
Raoul, il savait shooter en pleine action. Il avait bossé pour des agences de recouvrement pendant la crise des subprimes. Il accompagnait les gros balèzes assermentés chargés d’expulser les mauvais payeurs. La technique consistait à provoquer les gens, à y aller d’abord tout miel, passant crescendo de la petite humiliation au gros aplatissement, jusqu’à ce que le type ou la bonne femme sorte de ses gongs.
Raoul restait en retrait (soi-disant pour photographier la maison pour le dossier d’hypothèque). Il devait shooter les gens en train d’exploser. Ça donnait des clichés bien nerveux de misère humaine : des mères de famille en train de mordre au cou les gars du recouvrement, des pères pointant leur doigt menaçant, les yeux injectés de sang, il y a même eu un ado de seize ans qui s’est pointé sur le pas de la porte avec un Uzi.

11 nov. 2012

In God We Trust (9)

« Mon petit Raoul, je suis très impressionné par votre travail…
— Très honoré. Qu’il a dit, Raoul.
— Le show s’annonce plutôt bien. Le gratin va se déplacer. J’adore ce que fait votre collègue.
— Il s’appelle Proust, vous savez.
— Non. Je ne parle pas de ça. Je pensais plutôt à ses qualités de « fighter ».
— Il a élevé le massacre au rang d’art.
— Justement. J’ai pensé qu’on pourrait faire une série : SOUFFRANCE. Ça serait génial, non ?
— Vous allez avoir une belle série. »
Le type en costard rose avait tout l’air d’être une saloperie de bling-bling. Puis, pendant qu’il jetait un œil sur notre dernier reportage (au cours duquel, sous bon de commande anonyme dudit bling-bling, j’avais passé un quelconque à tabac), Raoul fit les présentations protocolaires.
« Mickey, je vous présente Frank Proust. C’est lui qui “tape” les sujets quand on est en “reportage” » (et Raoul faisait lui aussi le signe des guillemets avec les doigts). C’était notre première rencontre officielle depuis que Raoul et moi étions à son service.
« Enchanté, Frank… Vous pourriez me faire une “rotule” (Mickey reprit mollement le geste de Raoul) ?
— Épatant. » Qu’il a répondu, Raoul. Et il a fait une sorte de garde-à-vous à la prussienne.

9 nov. 2012

In God We Trust (8)

Normalement j’aurais dû me sentir fait comme un rat, comme dans les livres d’Aristote ou de Sartre, je sais plus.
Mais savent pas que Frank Proust il se laisse pas déballonner sous prétexte qu’il va une fois de plus se faire doubler pour un tas d’enfoirés qu’ont laissé l’endroit pire que des vécés malpropres… J’attrapai une bouteille de Valstar : bling ! Le cul de la Valstar explose sur le goulot d’une bonbonne de Butane.
« Ça fait douze ans que je suis dans la limonade, Franky — là c’est Elvis qui parle — et des types qui cassent le cul des bouteilles pour faire les durs, j’ai un truc spécial pour eux. »
Je restai campé sur mes deux jambes, à la cowboy, Raoul dans la mire ; je ne savais pas ce qu’était parti faire Elvis, mais Raoul semblait assez amusé par le tesson. Pour me faire une contenance, et l’assurer que j’avais les compétences requises, je lui ai fait un exposé détaillé de la façon que je pourrais lui introduire dans le bide et lui enrouler les boyaux comme une fourchette dans un plat de spaghetti à la bolognaise. Ça lui a plu. « Ouais, t’as vraiment la tête de l’emploi. » Qu’il a dit, Raoul, en me souriant.

7 nov. 2012

In God We Trust (7)

Je devins comme fou. Ce fut la première fois que je cédai à cette vague brutale. À cette montée de certitude. L’ivresse de vouloir tout, tout de suite. J’attaquai la porte de la réserve à coups de pied. Le loquet sauta. Mon cœur faisait du basket sur une plaque d’acier. Mon cœur sautait. Mon cœur faisait un bruit de tonnerre à chaque drible. J’étais essoufflé. J’ouvris — le soleil explosa. Le soleil me transperça la poitrine. J’étais Superman. Une dizaine de fûts resplendissaient sous l’ampoule électrique jaune.
J’étais stupéfait, complétement abruti par la faim et le sang perdu. J’avais peine à reprendre mes esprits. Les Boulanger m’avaient expédié loin de mes rêves d’écrivain raté : merde, un limonadier qui citait L’Odyssée ! Mais une vague odeur de vomi planait dans mon dos : Raoul, la bouche en foie de veau, et Elvis en boucher de supérette, avec son tee-shirt au vomi vermillon.

1 nov. 2012

Écrire & Fumer (19)

« Mesdames, messieurs, nous avons un problème. Le Tsibalt est attaqué par une ou plusieurs colonies de termites appartenant à une espèce non répertoriée, comme vient, hélas, de me le confirmer monsieur Thevet. »
Tommaso s’éclaircit la voix. Les neuf autres convives et le matelot Le Marchand, tenant la soupière encore pleine du sirop de salade de fruits, n’eurent pas l’air de saisir ce que venait de leur asséner, sans aucuns préparatifs ni préliminaires, le second capitaine Erik Hansen.
« Euh oui… J’ai scanné plusieurs spécimens de ce termite retrouvé à bord, plus exactement dans la cuisine de monsieur Pétun (Tommaso fit un clin d’œil au cerveau de Phil), et j’ai demandé à monsieur Sibert d’envoyer les scans par satellite à mes amis de l’université de Londres. Nos collègues sont formels, cette espèce ou sous-espèce d’isoptères n’est pas répertoriée. Néanmoins, les premiers examens laissent apparaître que ces individus sont dotés de mandibules et d’appareils digestifs dix fois plus gros que les espèces les plus nuisibles connues. Ce qui signifie que les termites du Tsibalt sont non seulement une curiosité sur le plan scientifique mais qu’ils pourraient se révéler dix fois plus voraces que leurs copains.
L’officier radio Karl Sibert hocha la tête et fut le premier à signaler l’ampleur du problème.
— Quels sont les moyens dont nous disposons pour nous débarrasser de cette saloperie ?
Erik Hansen ignora la question du radio et reprit à l’adresse de tous.
— J’ai consulté le commandant et je me fais le porte-parole de sa décision. Nous allons mettre le cap sur Come-by-Chance, Terre Neuve.
Le docteur Wodel devint plus pâle qu’en temps ordinaire.
— Monsieur Hansen ! Vous perdez la raison ! Come-by-Chance est à plus de quatre-vingt-dix-huit mille milles nautiques de notre position, dans la région arctique… Aux antipodes !
— Au fond des volcans et des grottes arctiques », murmura Teufel.
Le second capitaine Erik Hansen, en officier pragmatique, savait qu’il ne servirait à rien d’argumenter avec des civils. Il fit signe au matelot Le Marchand d’approcher avec la soupière. Il saisit la lourde louche en argent et entreprit de sonder la cloison bâbord du mess.
Biceps, paumes levées vers le second, lança un regard interrogatif à Tommaso, articulant un silencieux mais tonitruant : « C’est quoi ce bordel ? ».
Hansen porta plusieurs coups brefs qui rendirent un son net et clair. La vision de l’officier en second donnant des coups de louche sur la cloison bâbord du mess créa un trouble dans l’assistance. Le lieutenant Gombrich regardait les gestes de son supérieur comme s’il cherchait à décrypter un menu en russe. Linda Zenakis, qui était d’un naturel sceptique (mais qui allait bien en deçà de ce qu’un cerveau rationnel pouvait s’autoriser), se mit à glousser comme un dindon devant une broche.
Hansen continuait son exploration sonore. Le matelot Le Marchand s’agrippait à la soupière comme s’il avait tenu la dernière bouée de sauvetage du Tsibalt. Le cerveau de Phil ressentait quant à lui une persistante et excitante envie de fumer, chose qui ne lui était jamais arrivée auparavant.
C’était un miracle ! Dommage que les termites aient mangé sa réserve de tabac. Le cerveau de Phil ressentait en cet instant béni ce qui est le lot ordinaire de n’importe quel fumeur nouvellement abstinent. Sa concentration baissait. Le stress devenait difficile à gérer. Mais au lieu d’être irritable, il était tout à la joie de ressentir pour la première fois les effets du sevrage tabagique. Cela voulait dire qu’il était devenu dépendant, enfin ! Il était sauvé !
La louche d’Erik Hansen rendit alors un son mat. Le second se tourna vers les convives, impavide. Son visage était anguleux, long, forcé par deux orbites sombres d’où irradiaient des iris bleues, comme embouties dans l’acier d’un couteau d’étrave.
Hansen leva la louche et l’abattit avec force. La cloison céda.
Une coulée de fourmis blanches se déversa. Le trou vomissait des millions de termites. Des vagues de lave blanche. Leur nombre ne dégrossissait pas. Les termites se répandaient au sol et sur les murs. L’intérieur du mess se retrouva bientôt couvert d’une fine gelée blanche en mouvement, y compris la table et les reliefs du repas.
Tous étaient pétrifiés. Y compris ceux qui, habituellement, ne lésinent pas à mettre les autres en péril par leur manque total de sang froid. Linda Zenakis avait cessé de glousser. Le matelot Le Marchand tenait sa soupière comme si c’était là sa dernière chance de survie. Gombrich était impassible. Erik Hansen, bien qu’il n’en laissât rien voir, n’avait pas anticipé une invasion de cette ampleur.
Tommaso fermait les yeux. Karl Sibert murmurait un pater noster. Simon Robert, le puceau, et le docteur Wodel s’étaient recroquevillés sur leur chaise. Le chef Teufel regardait Dave, les lèvres pincés, comme s’il attendait du timonier du Tsibalt une manœuvre libératoire.
Mais ce fut le cerveau de Phil qui prononça la parole magique.
Le cerveau de Phil alluma une cigarette. Robert, Hansen, Dave, Wodel, Zenakis, Biceps et les autres le fixèrent comme des naufragés dédiant leur ultime effort à la côte en vue. Ils retinrent leur souffle et attendirent que le cerveau de Phil libère le sien. Seuls Gombrich et Sibert semblaient ailleurs.
Le cerveau de Phil inspira une large bouffée et bloqua sa respiration, empruntant au cracheur de feu le geste tendu et les veines du cou gonflées. Il en résulta une constriction de la glotte. L’air fut alors freiné à son arrivée dans la trachée et les poumons. Ce qui provoqua une vibration caractéristique des cordes vocales :
hok
        HOK

                        hok
En un instant, plus aucun termite ne demeura sur le plancher.
La colonie avait trouvé refuge dans les entrailles plus intimes du navire. Là où aucun homme armé d’une louche ne viendrait jamais les déloger.
Gombrich déclara, l’index posé sur la carotide de l’officier radio : « Sibert est mort. »

hok
        HOK

                    hok       hok
    HOK

                        hok