30 mars 2013

Zone 4 (18)

Pluie noire.

Apollon est une putain de centrale nucléaire défaillante.

Laisse les Troyens tuer les Grecs, comme la peste les a tués, comme les Grecs tuent les bêtes de somme épuisées et les esclaves en fuite.

29 mars 2013

Zone 4 (17)

Apollon filme en super-8 : Seconde zéro. L’arc d’argent rend un son terrible. Seconde trois. Il atteint les mulets et les chiens bons coureurs, puis. Seconde quatre. De sa flèche aiguë, il tire sur les hommes. Seconde quatre cent trente. Et, pour brûler les morts, d’innombrables bûchers sans relâche s’allument.

28 mars 2013

Zone 4 (16)

L’homme a la petite quarantaine, il entretient une ressemblance avec Steve McQueen. Sa manière d’être n’est pourtant pas celle du lieutenant de la police de San Francisco.
Le voisin se fige. La Femme Blonde relève la lourde hampe d’une trémière affalée et la tient devant elle, comme hypnotisée, laissant le calice de la fleur la plus haute couronner sa chevelure. Elle ne regarde pas le reste du monde.
Seize ans plus tôt, en 1994, Apollon répand la peste dans l’archipel. La guerre ne dure que sept minutes. La guerre durera jusqu’à la fin des temps.

27 mars 2013

Zone 4 (15)

Le Voisin se rend compte que sa tenue n’est pas adaptée. Son jean et son tee-shirt bleu marine sont constellés de mouchetures blanches.
Il jette le rouleau dans l’herbe très verte et marche précipitamment vers la Femme Blonde et ses roses trémières.
Elle ressemble à Jacqueline Bisset. Elle est distante de plus de cent mètres d’Achille, Achille peut comprendre ses gestes.
Elle a quarante ans. Elle est tout ce que peut promettre le corps d’une femme tel qu’il a pu le déchiffrer dans les pages d’un magazine porno trouvé dans les gravas d’une maison en ruine proche de chez lui ; elle porte un jean et un tee-shirt blanc près du corps, les cheveux attachés. Elle est pieds nus.
Achille convoque l’image de Brise. Il force son imagination à la faire apparaître dans les habits de la Femme Blonde. Sur le corps très maigre de Brise, le tee-shirt blanc et le jean n’ont aucune valeur érotique. Brise est incongrue. Sans intérêt.

26 mars 2013

Zone 4 (14)

Mai 1982 : guerre au large de l’Argentine. La guerre ne dure pas dix ans, la guerre dure à peine un printemps.
Achille lit sur Wikipedia les mots du critique yankee J. D. Considine publiés dans le magazine Rolling-Stone du 2 septembre 1982. Considine écrit : Les paroles de Pornography ont quelque chose à voir avec le « malaise terminal d’un existentialisme adolescent ». Considine dit : L’album est l’« équivalent sonore d’un mal de dent ».
Le voisin se redresse. La batterie de Lawrence Tolhurst est monotone et cristalline, les paroles « It doesn’t matter if we all die » retentissent à plein tube là où se dressait une forêt de séquoias.
Le poste d’observation d’Achille est au troisième étage d’un immeuble qui en compte quatre.
Le Voisin sort de la Mustang et saisit un pot de peinture et un rouleau sur l’établi méticuleusement rangé. Il donne des coups rageurs de blanc mat sur le mur surexposé du garage.

Sur le mur, Achille a écrit à la bombe : REGARDE-MOI.

25 mars 2013

Zone 4 (13)

Cinquante-deuxième seconde. L’auto-radio diffuse l’album Pornography des Cure. Le son cold wave colle mal avec un début d’été — il jure avec le coupé sport de Frank Bullitt.
Le Voisin se penche un instant et disparaît du viseur. Achille relâche le bouton frontal et la caméra se tait. Cinquante-troisième seconde et fin.
En mai 1982, Pornography se positionne en huitième place du Top 10 britannique et la cinquième brigade d’infanterie de la British Army quitte Southampton à bord du Queen-Elizabeth 2. Renforts pour les Royal Marines de la troisième brigade de commandos. Le destroyer Sheffield est coulé par un missile Exocet made in France des forces armées argentines. Les forces armées argentines perdent trois cent soixante-huit marins du croiseur General Belgrano. Le Belgrano est coulé par le sous-marin nucléaire d’attaque HMS Conqueror. Deux hélicoptères Lynx des HMS Conventry et HMS Glasgow coulent deux patrouilleurs argentins.

22 mars 2013

Zone 4 (12)

C’est une vieille caméra Camex Ercsam 8 millimètres avec objectif Berthiot. Sur le flanc du boîtier, au-dessus d’un tableau de focales, le fabricant a écrit : « Instructions valables de 2 heures après le lever du soleil jusqu’à 2 heures avant son coucher. Pour la couleur, des images à tons chauds résultent de toutes prises de vues effectuées plus tôt ou plus tard. »
Le négatif dure cinquante-trois secondes. Il rejoindra d’autres morceaux non développés. Sur les autres morceaux non développés, Achille porte un Stenton de shérif en feutrine rouge, il marche dans l’allée centrale d’un parc d’attraction nommé Canyon Parc. Le dernier morceau de pellicule est un film de plage. Le père d’Achille tenait la caméra.
Il a été relégué au printemps 2006.
Achille prend la caméra 8 millimètres pour la première fois l’été 2006. Il avait douze ans. Cet été là, il met un pied sous la caméra et se filme en train de fracturer des caves, de faire du recel de mobylette, de forcer la buvette du stade de foot. Il aime Brise qui ne l’aime pas et qui a les lèvres rouges. Un plan fixe de quarante secondes. Il l’aime depuis l’été 2002. Brise a quatre ans de plus, elle couche avec Patrick, le fils du pharmacien, et le cœur d’Achille se brise chaque seconde pour se reformer l’instant d’après, il entend leurs gémissements dans la pièce d’à côté, et son cœur explose de colère, et Brise se laisse filmer, et Brise se drogue.
L’été 2006, Achille comprend que la colère est d’essence divine. Achille reconnaît la colère. Achille comprend qu’il est un dieu.

21 mars 2013

Zone 4 (11)

Le voisin est dans le viseur de la Camex. Achille presse le bouton frontal. Nous sommes un samedi. Léger panoramique. Le voisin est assis au volant d’une Ford Mustang Fastback vert sombre. La Mustang est remisée au garage depuis l’été dernier. La Femme Blonde (sa femme) repousse les roses trémières contre le mur surexposé du garage. Une averse vient de les coucher. Une odeur de goudron mouillé flotte dans l’air. La Femme Blonde s’arrête un instant. Plan fixe.
Elle regarde le mur du garage.
Léger panoramique. Les trémières sont d’un rouge très sombre, très profond, très proche. On distingue une vapeur blanche au-dessus de la terre sablonneuse noire. Une forêt s’élevait à cet endroit, il y a longtemps.
La Femme Blonde essuie une goutte de sueur à la racine des cheveux.

20 mars 2013

Lai (11)

Le fleuve se presse sur les quais. J’ai regardé les bouches cartilagineuses manger l’égout ; j’ai vu ça. Les projecteurs irisaient les eaux mélangées, mon ventre se tordait comme un linge, l’odeur du poisson, l’huile des moteurs, la balancement des eaux et encore la nuit…

Comment expliquer ça au Patron ?

19 mars 2013

Lai (10)

Il doit être mort depuis plusieurs semaines. Sa charogne pue. C’est déroutant, la Vie colle à mes muscles, à mes os. Pourquoi ne m’a-t-on pas emmené hors de moi quand ma tête a explosé ? Je ne sens ni le chaud ni le froid, ni le sec ni l’humide.

18 mars 2013

Lai (9)

Les quatre yeux du chien veillent, au Sud.

Des bruits atroces creusent la terre… Ils livrent combat, toutes dents perçantes et noires du sang des arbres.

14 mars 2013

Lai (8)

La nuit est d’une opacité d’obsidienne. Une nuit sans nostalgie de la lumière. Je pourrais la pétrir si mes doigts étaient vigoureux. Les oiseaux (engoulevents aux ongles acérés) sont peut-être pétrifiés dans les airs, figés en pleine chasse. Et le ciel s’est refermé — une mer de goudron — sans laisser de trace. Ma gorge est angoissée ; on jetait des paquets de terre sur ma poitrine, dans ma bouche.

13 mars 2013

Lai (7)

C’était pas le bon, le gars qu’on a descendu. C’est plus qu’une bavure. On aurait dû le laisser gueuler et s’arracher la peau… supporter.

12 mars 2013

Lai (6)

Coupé une bonne poignée au-dessus de la tempe. La démangeaison a disparu pendant quelques heures. Mais le ver est revenu. Il est transparent et plat, je ne peux pas l’écraser. Mes yeux se voilent (comme si un somnifère les recouvrait). À mesure que le ver se fait sentir, certaines parties de mon corps sont prises par le froid.

Le chien remue la queue. Il regarde vers l’Est.

11 mars 2013

Lai (5)

Et le cœur s’effondre. On ne reconnaît pas la rue, ni les kiosques à journaux, ni les titres, ni les volets mécaniques de l’épicerie et le cœur n’éprouve aucun soulagement devant un décor fictif qui, du même matériau que les rêves, est la réalité.

8 mars 2013

Lai (4)

Les conversations étaient flottantes… coupées… Sur les eaux, les voix creusent le travail des étraves ; les tourbillons triturent les bords, entraînent des mottes de terre au fond du Tigre… Combien de canots à moteur avant la nuit ? De combien de pouces ont réduit les rives de l’île ? Cependant, Il était là, dans l’ombre du fleuve. Ses bras me pressaient de m’allonger, et, me versant à boire, d’oublier. Qu’il est doux d’attendre la mort. Quand il s’accroupira sur moi, ses dents m’ôteront le souffle… il m’arrachera les peaux comme un bœuf pèle l’herbe d’un champ.
La dernière barque me ramassa.

7 mars 2013

Lai (3)

Trois aboiements.

Je suis sorti et j’ai respiré à pleins poumons. La tête m’a tourné. J’ai imaginé notre mer — calme — sous le ciel serein.

6 mars 2013

Lai (2)

Il a dit « ferme la portière », il a passé la première et a remonté lentement l’allée circulaire. Le gars était arrivé, se grattant, se déchirant la peau ; il lui a cassé les deux bras. Le gars était furieux, il s’est jeté au sol, il se râpait les muscles, il se raclait les os. J’ai tiré une balle. Nous n’en pouvions plus. On l’a mis dans le coffre. Et on est remonté en surface. On a écrit sur la peau « cherchez pas à comprendre » et on est rentré chez nous.

5 mars 2013

Lai (1)

Après, la plaine comme du verre dépoli. L’air chaud, la route… Une coulée de goudron (on dirait une pâte incandescente, un ciel détruit par l’incendie).  Un cloaque aveuglant d’où pourrait se désengluer une voiture. Une danse sourde et illimitée. Une lente éruption ou une tache bleue sur le bleu du goudron. Un éclair ripe sur le pare-brise. Le noir des roues se sépare et les pare-chocs étincellent… Les choses naissent de rien.