31 mai 2013

AK47 (11)

Stroud est à deux heures de route de Londres en roulant vers l’est par la M40. En 1830, Edwin Beard Budding visite une manufacture de draps. Il est fasciné par les tondeuses à forces hélicoïdes qui égalisent le drap de laine après l’opération de cardage. C’est formidable, lui dit son hôte, les tondeuses à forces hélicoïdes effectuent le travail de soixante tondeurs !
Ed rentre chez lui à Thrupp qui se trouve à cinq minutes au sud de Stroud et miniaturise les forces hélicoïdes. Il invente la tondeuse à gazon. Les lames hélicoïdales coupent l’herbe en même temps qu’elle la rejette sur les côtés. La première tondeuse électrique sera inventée en 1958, mais pas par Avtomat Mike.

30 mai 2013

AK47 (10)

Dans son petit appartement de la république d’Oudmourtie, Avtomat Mike dit aux journalistes : « Je préférerais avoir inventé une machine que les gens peuvent utiliser et qui aiderait des fermiers dans leur travail… par exemple, une tondeuse. ». Avtomat Mike se rêve en Edwin Beard Budding, un type né à Stroud.

29 mai 2013

AK47 (9)

Alors Micha est promu sergent-chef. Il bosse à plein temps sur son dessin de pistolet automatique tout con tout simple. Micha a vingt-huit ans. Il a le front haut et dégagé, ses cheveux sont lisses et peignés en arrière, un peu comme un Chinois. Un ceinturon de cuir plaque, sur ses hanches solides de sergent-chef, une belle tunique neuve boutonnée jusqu’au cou. Le dessin tout con tout simple est posé sur une belle table à tracer et devient cent millions d’Avtomat Kalachnikova 1947, cent millions de fois abrégé en AK47. Le dessin tout con tout simple abrège soudain la vie de millions de gens partout sur la planète.

28 mai 2013

AK47 (8)

Dans l’oblast de Briansk, les soldats rouges sulfatent à la papacha. La papacha est un PPSh-41 : un pistolet mitrailleur à la cadence de tir épatante de neuf cents coups par minute, quinze balles par seconde, trois bastos en deux dixièmes de seconde.
Mais voilà, dans l’oblast de Briansk, Micha déchante : la bonne vieille papacha c’est du pipi de chat à côté des Sturmgewehr 44 allemands. Dans son lit d’hôpital, Micha dessine. Le sergent blessé dessine un petit flingot, un truc tout con tout simple qu’il montre au camarade maréchal artilleur Voronov.

27 mai 2013

AK47 (7)

À Briansk, Micha est sergent. Il surgit de la forêt dans un char T-34 et pulvérise les Panzers nazis qui foncent sur Moscou. Micha est blessé. À l’hôpital, Micha dessine des pistolets. Pour passer le temps. Les pistolets, Micha les connaît mieux que Vermeer. Il a déjà amélioré le Tokarev, le pistolet semi-automatique de l’Armée rouge. Une arme rustique inspirée du Colt américain modèle 1911 et du Mauser allemand C96. Une arme précise, puissante et simple. Une arme presque aussi belle qu’un Vermeer.

26 mai 2013

AK47 (6)

En 1930, les koulaks récalcitrent au plan quinquennal. Le camarade Staline décrète : il faut dékoulakiser ! Le camarade Staline a le sens de l’humour, il dit au camarade Iejov, chef du NKVD : les koulaks au goulag ! Hop, deux millions de koulaks en moins. Les paysans aux camps, crie Staline en se tordant de rire. Micha est déporté avec la mère, le père et les dix-huit frères et sœurs. En Sibérie. Mais Micha aime le camarade Staline. Micha aime Vermeer, aussi. Mais beaucoup plus tard. Ce sera après le Goulag antikoulak, après la bataille de Briansk qui se trouve à cinq heures de route de Moscou, quand on roule vers le nord-est par la M3.

24 mai 2013

AK47 (5)

Micha. La mère l’appelait ainsi.
Lui, secrètement, il s’appelle Avtomat Mike. Un secret qu’il garde enfoui en son cœur sous les deux étoiles d’or de Héros du travail socialiste.

23 mai 2013

AK47 (4)

Micha habite un petit appartement surchargé de bibelots dans la ville d’Ijevsk. La ville d’Ijevsk a été brièvement rebaptisée Oustinov, entre 1984 et 1987, du nom de Dmitri Fiodorovitch Oustinov, le grand ordonnateur de l’invasion de l’Afghanistan en soixante-dix-neuf.
Micha aime Vermeer. Micha n’est jamais allé à Delft. Micha est né dans le kraï de l’Altaï qui se trouve au sud-ouest du District fédéral sibérien, dont la capitale est Novossibirsk. Novossibirsk se trouve à deux jours et deux nuits de route de Moscou en roulant sans s’arrêter, toujours vers l’est, sur la M7 puis sur la M51. Il y a beaucoup d’eau dans le kraï, il y a des forêts giboyeuses, des lacs poissonneux, des rivières aux eaux claires, il y a l’Ob, la Biia, la Katoun, la Tchoumych, l’Aleï et la Tcharych. L’Ob est une autoroute liquide longue de plus de cinq mille kilomètres.

22 mai 2013

AK47 (3)

Le fox-terrier ressemble à un cheval de chasse au dos court. La mâchoire du fox-terrier est forte, sans être massive. Avtomat Mike dit : bon chien, va fouiller les broussailles, va débusquer la bête.
Avtomat Mike aime le chien autant que le Baïkal MP-43 juxtaposé calibre 12. Aussi, Avtomat Mike a-t-il donné le nom de Baïkal à son fox-terrier à poil lisse. Avec les deux Baïkal, Avtomat Mike est un homme heureux dans la forêt de résineux.

21 mai 2013

AK47 (2)

Lorsque Avtomat Mike entend un bruit (un ours, peut-être — non — un orignal de mille livres), il épaule, vise et tire d’un seul et même mouvement fluide. Le MP-43 d’Avtomat Mike est un bon fusil. Avtomat Mike est un camarade puissant. Il porte un chapeau tyrolien gris en feutre de laine avec galon tressé et un petit bord relevé sur l’arrière et baissé devant. Avtomat Mike chasse la sauvagine et le gros gibier dans la forêt. Il chausse de belles bottes impeccablement graissées. Sa vieille veste de pilote de char est fatiguée aux coudes et aux poignets. Il porte un polo sombre à quatre boutons de nacre, avec deux liserés blancs sur le col. D’une main ferme, il tient une corne de chasse en laiton et la chaîne de son chien, un fox-terrier à poil lisse. Avtomat Mike sourit. Deux fossettes creusent les joues juste au-dessus de la commissure des lèvres. Il flatte le fox-terrier à poil lisse, brave bête, dit-il, lààà, tu l’aimes ton maître Avtomat Mike.

17 mai 2013

AK47 (1)

Sous Brejnev, Avtomat Mike est un homme d’âge mûr. Il aime la chasse. Avtomat Mike possède un Baïkal MP-43 juxtaposé calibre 12. Le MP-43 d’Avtomat Mike sort des usines ijevskiennes de mécanique, à Ijevsk, capitale de la république d’Oudmourtie, qui se trouve à seize heures de route de Moscou par la M7, en roulant vers l’est. Le MP-43 est un bon fusil. Avtomat Mike aime le bloc de culasse et le pontet sans ornement ni fioritures, il aime nourrir d’huile d’amande douce la crosse en loupe de noyer.

16 mai 2013

Zone 4 (44)

Les décontaminateurs attendaient. Le monstre respirait encore. Sa cage thoracique (Garance sortit son ruban de couturière et nota le chiffre : trois cent vingt-deux de circonférence) se soulevait et retombait, ouvrant et refermant une plaie blanche (trente centimètres sur cinq de large au plus écarté). Les lèvres de la blessure avaient été grignotées et mises en lambeaux par endroits (les rats, probablement).
La respiration était silencieuse, profonde et régulière.
Un matelas deux places (de marque Ikea) souillé de sang reposait sur le trottoir parmi un tas d’immondices essentiellement composé de déchets organiques et de matériaux non recyclables (Garance nota : matériel électronique).
La ruelle était recouverte d’un enrobé rouge, suffisamment large pour qu’un véhicule pût y pénétrer, mais des bornes escamotables en fermaient l’accès. Les riverains actionnaient le mécanisme à l’aide d’une télécommande.
Un conteneur à ordures ménagères était éventré, son couvercle était encore scellé.
« On dirait Jesse », dit le milicien, puis, comme à lui-même : « saloperie de monstres. ».
Garance ne prêta pas attention au milicien. Il luttait contre la fatigue.
« Miam. Les rats se sont régalés. À la fois tendres et moelleuses, les boulettes au bœuf Charal sont idéales pour une multitude de recettes des plus simples aux plus élaborées », lâcha le milicien. Le milicien émit un rire. Son rire ressemblait à un hoquet.

15 mai 2013

Zone 4 (43)

Achille entend le chant des décontaminateurs s’élever derrière les taillis. Dans les blockhaus qui surplombent la falaise. Achille se demande ce qu’aurait pensé son père du massacre des fonctionnaires de l’autorité sanitaire. Peut-être aurait-il conduit l’assaut, pense-t-il.
Achille coupe le moteur de la 102. La musique lui arrive avec la brise.
Les décontaminateurs sont installés au stand de tir. Ils l’attendent. Achille sort le fusil d’assaut du sac de sport, commence à tirer.

14 mai 2013

Zone 4 (42)

Le père d’Achille est volontaire, prend le commandement du groupe A. Les décontaminateurs venus de Roumanie. Ils sont connus dans l’archipel. Ils ont tenu des emplois illégaux chez les sous-traitants PepsiCo. Les Roumains de Graam Stutcliff  ne se revendiquent pas Tziganes, encore moins Rroms, mais tout le monde s’en fout, l’ex-Royal Marine en premier lieu.
Incurie administrative, volonté délibérée, aucun commandant d’escouade tzigane ne reçoit le produit. Graam est touché dans des conditions atroces, au bout de deux mois, il est relégué par ses propres hommes. Lorsque les décontaminateurs comprennent que l’autorité de Santé publique ne les paiera jamais, ils trouvent des hommes disposés à les aider. Ces hommes sont les commerciaux des groupes agro-alimentaires, et, puisqu’ils opèrent sur l’archipel, ces derniers appartiennent à PepsiCo. Les hommes de PepsiCo leur fournissent des armes de poing, des fusils d’assaut, provisionnent leurs comptes en banque à hauteur de cinquante mille yuans par tête de pipe.
Ce fut un massacre. Et la population de l’archipel applaudit.

13 mai 2013

Zone 4 (41)

Les décontaminateurs sont envoyés sur l’archipel dans les semaines qui suivent la catastrophe. Hommes, femmes, enfants sont mis dans des cars PepsiCo, transportés dans des centres de rétention. Des auxiliaires de santé se saisissent d’eux en silence, leur injectent le produit. Ils les dotent de dosimètres. On leur met un bracelet-émetteur. On leur interdit de sortir de l’archipel. À vie. Ceux qui s’opposent sont liquidés. L’autorité de santé publique (la seule administration encore en place, qui prit le contrôle de l’archipel sous la protection de PepsiCo) forme quelques locaux (dont le père d’Achille) aux rudiments de la tératologie, leur promet dix mille yuans par monstre.

10 mai 2013

Zone 4 (40)

Mère menace de donner un coup de volant : les envoyer fendre l’air à bord de la Renault 5 Super Campus jaune Van Gogh avec bandes latérales ocre clair et brun métal. Mais les dieux des aubépines, du chèvrefeuille, les dieux des églantiers, du sureau remplissent les poumons d’Achille avant qu’ils ne se fracassent dans la zone 4.
Le vent ébroue les arbustes, irrité, portant dans son souffle la colère maternelle, dans sa bouche, les mots de haine s’entrechoquent.
Le vent s’engouffre, s’insinue au cœur des buissons, pareil à des anguilles dans les yeux d’un noyé, et jette des menaces incohérentes aux feuillages d’argent.
Les buissons rendent un son de linge mouillé ; d’abord, l’odeur disparait, laisse place à celle de la terre, plus âcre, plus métallique, puis, le vent, finissant d’épouiller les branches, une pestilence ozonée brouille tout. Et partout dans le vide des airs, les pétales blancs et roses s’envolent.

8 mai 2013

Zone 4 (39)

Achille file sur la 102, heureux. — Il décélère, accélère plusieurs fois, faire hurler le deux-temps.
À droite, après les ronciers, les décontaminateurs, dans les blockhaus de la falaise. Des chants s’élèvent dans le firmament du soir.
L’épicerie-bar-tabac-boucherie-marchand-de-journaux au bout de la rue, où Mère quémandait des croûtes de gruyère quand elle était une enfant, ferme une semaine avant la guerre des Malouines. (Mère a l’âge d’Achille, elle se réjouit de l’imminence d’une Troisième Guerre mondiale, elle l’attend, comme dans un poème d’Apollinaire, « Ah Dieu ! que la guerre est jolie/ Avec ses chants ses longs loisirs »). Thatcher est une salope, la France fabrique des Exocets qui coulent ses destroyers. Mère ne sait pas encore qu’elle épousera un Royal Marine.
Achille entre dans la période la plus intense de sa vie. Il aime le soleil, les balades en 102. Il aime l’odeur des buissons.
L’odeur des buissons, surtout. La consolation d’Achille — Il ferme les yeux : Mère et lui marchent dans le petit bois — les odeurs sont des dieux qui marchent à leurs côtés. Les odeurs disent de vivre. Il n’existe aucune autre force au-dessus d’elles. Ni la Mort, ni Mère elle-même.

2 mai 2013

Zone 4 (38)

Il chevauche la Peugeot 102, parle : Voici Achille, fils de la petite classe moyenne, du décontaminateur relégué, probablement mort, de l’ancien combattant des Malouines, le fils. Il vit dans l’immeuble de quatre étages. En face, dans les chalets préfabriqués, vivent les prolos de la raffinerie, les anciens de chez Renault, les familles nombreuses, l’épouse de taulard, les dockers, les employés PepsiCo — et la Femme Blonde —, tous bons et loyaux produits de l’Ancienne Vie.
Le vieux fait un signe de la main, Achille presse le bouton rouge, l’avertisseur, le grésillement ridicule pour lui répondre. Le casque ! Le casque ! gueule le vieux qui se martèle le crâne de l’index — Va te faire enculer ! Achille pense qu’il devrait lui faire un doigt parce que maintenant, papi, c’est vraiment la vraie Vie.