25 nov. 2013

Le Nuage (79)

Oh oui.
Ce vieux fou écrit que Télémaque, accompagné du sage Mentor (et des équipages guêtrés) arrivant devant Pylos où se faisait une pieuse hécatombe (j’étais le patron des abattoirs Pylos, fournisseur de Laërte) s’en alla droit à moi.
Ah, mais où ai-je la tête.
Eh bien, écoute, Télémaque, je vais te dire point par point tout ce que mon cœur sait de ton père.
Troie est une illusion, un rêve, une vue de l’esprit. Toutefois mon propos ne doit pas dévier de sa route. Il ne doit pas dépister !

19 nov. 2013

Le Nuage (78)

Que dois-je dire ?
Ah… Bon sang, ma pauvre tête. Souvent je sens ma pensée comme une truite sinople nageant au tourbillon des flots, je désespère de la saisir avec ces mains séniles, il me faudrait les pattes lestes et rapides de l’ours pour voler à l’onde son hôte luisant d’un seul geste.

15 nov. 2013

Le Nuage (77)

Je te parle, fils d’Ulysse, depuis l’enclos de ma folie. Des êtres sont venus, de la même espèce que ceux qui arrivent la nuit pour m’arracher les poils du corps, ils m’ont dit, parle, vieillard : et j’ai senti mon cœur s’ouvrir comme s’ouvre l’écluse, les eaux de ma parole attendaient cet instant depuis toujours.

14 nov. 2013

Le Nuage (76)

[OR LE CHŒUR DIT : Les lombrics te dévorent.]

Là s’arrête le chemin du retour. Je suis dans le sud, étrange sud où souffle le Notos. Un monde dont le père de ton père parlait. Les mots qu’il employait sont connus, mais la façon dont il les combine, dans une sorte de syntaxe à la fois répétitive et surprenante, empêche qu’ils parviennent à nos entendements.
J’étais heureux d’être rentré sans heurs, ni bons, ni mauvais. Les raz-de-marée étaient choses impossibles, la planète ressemblait encore à ce que montrent les cartons d’emballage des biscuits chocolatés et Ithaque n’était pas enceinte d’immeubles-digues de cent dix étages.

11 nov. 2013

Le Nuage (75)

Nous nous arrêtons pour boire des sodas glacés, pour parler aux serveuses écrasées de crasse et de chaleur sous une blouse blanche taille 44.
Puis nous repartons, pénétrés par les masses grouillantes et benoîtes des lombrics. Le sol est sapé par des milliards de microgaleries, le continent est ravagé, fertilisé par les réseaux chthoniens, dominés par des vers aux pouvoirs surnaturels, capables comme les hydres de se régénérer.
J’écoute l’homme à la Ford ; je ne cherche pas à l’interrompre lorsque je ne comprends pas le sens de phrases entières ; il ne se soucie pas que je l’écoute. Son cerveau est foré de milliards de galeries où se meuvent par ondoiements lents et précis les lombrics.
Paisible vie contenant la Vie sous son aspect ombilical, je traverse la plaine humide à bord d’un vaisseau qui prend la poussière.
Après une autre plaine, celle-là habitée en surface par des baraques de bois et de taules et de bidons sévèrement rangées en blocs rectilignes, nous entrons dans Ithaque par le sud, quartier des abattoirs et des boucheries pleines de tonnes et de tonnes de viandes où déjà les vers ont commencé leur doux travail de sape. L’homme achète deux gros cœurs qu’il dépose entre mes pieds, deux gros cœurs qui s’écroulent, las et repus de vie et d’herbe lointaine.

7 nov. 2013

Le Nuage (74)

Me souviens de l’éleveur d’asticots. Une route dans la plaine. Dit Nestor. Ligne droite. La route se noie dans le ciel voûté et le ciel se répand comme du goudron liquide. Un tremblement de poussière… une tache… floue, vaporeuse… une voiture se dégage du cloaque. Seconde après seconde, elle se fait concrète… certaine… bleue. Une Ford. Stoppe. Nuage de poussière et monte à bord. Le conducteur est un homme mal rasé, barbe noire et drue, aride, grand et casquette posée sur le crâne plus que vissée, visière de travers. Cet homme ne me pose aucune question, ni ma nationalité, ni les raisons de ma présence en plein désert herbacé. Durant plusieurs centaines de kilomètres me parle, avec un certain désabusement d’homme qui y a cru pendant un temps et à force y a laissé le meilleur de lui-même, de lombrics.

5 nov. 2013

Le Nuage (73)

Vous avez entendu la voix du vieux Nestor, mais… Bouh ! Cette histoire de poils est d’un grotesque !
Je vous ai envoyé un fragment du Nuage du pauvre bougre. Il faut dire que c’est un peu en désordre. J’ai dû relire le manuel à toute berzingue et avec ce remue-ménage (vous n’imaginez pas ce que c’est de devoir trouver une petite veste bleue en période de soldes, parce qu’à nous autres, l’uniforme n’est fourni qu’en taille 44 (votre père, camarade, a écrit des choses épatantes au sujet de l’épidémie d’obésité quand le lobby des personnes fortes a obtenu une loi qui oblige les employeurs à fournir à leurs salariés des tailles 44)) et Homère écrit que vous devez écouter le récit que ce vieux fou de Nestor fait de son retour, où, si vous voulez mon avis…
Ah, il vous est pour le moment difficile de parler, et bouger un bras vous est pénible… eh bien, je vous le donne : Nestor n’existe pas.

4 nov. 2013

Le Nuage (72)

Je suis votre hôtesse-opératrice, dit-elle, sur la route qui vous conduit au terminal ferroviaire. Les manettes que je manipule sont les instruments de navigation de notre navette.
Il vous est pour le moment difficile de parler, et bouger un bras vous est pénible. C’est normal, vous êtes en état de choc.