Écrire & Fumer

Faire un parallèle entre deux désirs a priori idiots : celui de fumer et celui d’arrêter d’écrire. Je suis un fumeur régulier, mais très peu dépendant. Je fume depuis vingt-huit ans maintenant, mais — et je sais à quel point cela peut paraître injuste ou crétin pour celui qui veut arrêter —, je n’éprouve aucune gêne lorsque je reste plusieurs jours sans tabac.
Curieux de savoir combien de temps je pourrais me priver de cigarettes, je suis resté sept mois d’affilés sans fumer. Je n’ai, pendant cette période, éprouvé aucune sensation de manque.
Je me suis forcé à reprendre le tabac (avec un peu de dégoût) parce que j’aime fumer. J’aime l’acte social, j’aime l’acte solitaire (le goût a peu à voir là-dedans, nous faisons tant de choses dont nous n’avons pas le goût parce que nous les aimons malgré tout : j’aime boire du mauvais vin avec des amis, mais je n’ai pas le goût du mauvais vin). J’ai conscience d’être un produit du marketing tabagique. Sauf que les poisons addictifs que l’industrie du tabac met dans ses cigarettes ne fonctionnent pas sur mon métabolisme.
J’ai envisagé d’écrire à Philip Morris ou à la British American Tobacco pour leur demander de trouver une « sauce » qui me rendrait dépendant. Je n’ai pas fait la démarche, craignant que l’industrie cigarettière (l’une des plus puissantes au monde) ne me prenne pour un provocateur.
Dans cette fiction, le personnage veut fumer et n’y parvient pas car, à chaque fois qu’il tire sur une cigarette, elle lui donne le hoquet. Ce qui est disgracieux. Il y aurait là, sans doute, déjà de quoi remplir un roman.
Parallèlement, le personnage est un écrivain tâcheron. J’aime ce terme de tâcheron. Je le tiens d’un vieux maçon qui, avec la grâce et la distinction que confèrent les mots lorsqu’ils disent avec justesse ce qu’on a besoin de dire, me racontait avoir été un tâcheron, c’est-à-dire, qu’il avait travaillé toute sa vie en étant payé à la tâche, et non, à l’heure ou à la journée. 
En tant qu’écrivain tâcheron, le personnage accomplit ce qu’on appelle des « livres de commande » pour le compte de quelques éditeurs. Ç’a été mon cas pendant dix ans. Et, en l’occurrence, le terme « tâcheron » est préférable à tout autre lorsqu’on regarde, d’une part, l’indigence de certaines de ces commandes, et, d’autre part, les droits d’auteur reçus en échange du travail fourni. S’il fallait donner un tarif horaire à chacune des tâches d’écriture auxquelles je me suis livré, il faudrait parfois diviser le centime en millimes pour donner une juste notion de la rémunération perçue pour chaque heure travaillée.
Le personnage veut arrêter d’écrire, non parce qu’il juge sa rémunération indigne (il aurait pourtant matière), mais parce qu’il est révolté par son manque de talent.
Certes, du talent, il en a en quantité suffisante pour répondre à la commande et en susciter d’autres, mais là s’arrêtent ses capacités d’écrivain.
Il sait, à en juger l’absence d’intérêt de ses proches, à en juger leurs silences gênés lorsqu’il sollicite leur avis, à en juger les critiques sévères des moins proches, à en juger la réputation de « ringard » ou de « tocard » qui est la sienne dans le cénacle cantonal du livre où il évolue, que son talent n’est pas à la hauteur de ses aspirations.
Il voudrait cesser d’écrire, mais il n’y parvient pas. Exactement comme un fumeur voudrait se passer de cigarette, mais y reviendrait chaque fois avec un sentiment d’échec renforcé.
Plus il veut arrêter d’écrire, plus le hoquet l’empêche de fumer.

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